[L'épreuve de la discrimination | Julien Talpin, Hélène Balazard et al.]
Cette récente (éd. : février 2021) et imposante enquête sociologique de terrain sur les discriminations est destinée à faire date. Les sept auteur.e.s (Julien Talpin, Hélène Balazard, Marion Carrel, Samir Hadj Belgacem, Sümbül Kaya, Anaïk Purenne, Guillaume Roux) ont réalisé 245 entretiens dans 9 quartiers populaires en France et dans quelques métropoles étrangères : Roubaix, Vaulx-en-Velin, Villepinte, Grenoble (quartier Mistral), Lormont (Hauts de Garonne), Le Blanc-Mesnil, Londres, Los Angeles, Montréal. Leur but n'était pas d'attester la réalité ni même l'étendue du phénomène des discriminations ethno-raciales et/ou religieuses – car en France, la célèbre enquête « Trajectoires et Origines » s'en est déjà chargé – mais d'étudier leurs conséquences individuelles (« biographiques » : politisation, militantisme) et collectives (conscientisation, luttes non-violentes) ainsi que celle de leur déni persistant, surtout auprès du pouvoir politico-médiatique.
L'enquête déconstruit également un certain nombre d'idées reçues concernant les habitants des quartiers populaires, notamment celle de leur dépolitisation. L'une des thèses de cette étude est que, à l'inverse, les discriminations et le sentiment d'injustice qu'elles provoquent constituent des facteurs de politisation, à condition que ce sentiment s'accompagne de « montée en généralité et conflictualisation ». Même en l'absence d'une telle conscientisation, elles ont néanmoins des conséquences politiques sur le façonnement des appartenances (identités collectives) et la fragmentation des classes populaires. Face à l'expérience discriminatoire, deux stratégies, souvent adoptées successivement, s'offrent aux victimes : celle de « composer » pour éviter le conflit – par ex. en usant de l'humour, en s'adaptant, en se réfugiant dans l'entre-soi, en se résignant notamment devant la position double et ambivalente de la police – ou bien celle de « s'opposer ». L'une des manières de s'opposer consiste dans l'engagement associatif ou politique. Or la lutte contre les discriminations est néanmoins minée, en France, par un profond clivage entre une nouvelle génération militante, ayant émergé au moment des débats sur la loi sur les signes religieux à l'école (2003-2004), mouvance autodésignée « l'antiracisme politique », et l'espace constitué d'acteurs plus traditionnels et traditionalistes, se définissant comme « républicains » ou « universalistes » - ex. LICRA, SOS Racisme, MRAP, etc. - qui refusent les notions de « racisme systémique » et d'« islamophobie » tout en acceptant celle de « racisme anti-Blancs ».
De ce clivage dépend la nécessite de « luttes d'interprétation et de cadrage », et surtout le choix des pratiques des actions contre les discriminations : la visibilisation (à travers festivals, films, bd), la conscientisation (conférences, formations, ateliers-débats) plutôt que des actions d'interpellation des institutions, des dénonciations légales, et surtout des « actions directes » : manifestations, marches, etc. plus usitées hors de France et qui étaient ici beaucoup plus fréquentes dans les années 80-90 ayant pratiquement disparu depuis 2015, jusqu'à une reviviscence peut-être éphémère sous forme de la mobilisation antiraciste, en juin 2020, contre l'assassinat du jeune Américain George Floyd et celui d'Adama Traoré en France. Les causes à la fois institutionnelles, politiques au sens large et sociologiques de cette métamorphose, voire de ce terrible déclin de la cause de la lutte contre les discriminations ; les analogies et les différences entre le contexte français, britannique et nord-américain ; les responsabilités des élites politiques dans l’essoufflement des actions collectives sont traitées dans le dernier chapitre, lequel cependant se conclut de manière un peu plus optimiste en prenant en considération les « conséquences biographiques de l'engagement contre les discriminations », conséquences individuelles, donc, qui peuvent comporter de la précarisation professionnelle mais aussi, et peut-être surtout qui entraînent des formes d'épanouissement et d'« empowerment » ne serait-ce qu'en tant qu'« auto-habilitation comme citoyen ».
Table [résumée] :
Introduction :
L'occultation de la question raciale
L'expérience minoritaire : discrimination, stigmatisation, altérisation
Les quartiers populaires comme analyseurs
Une enquête collective et multisite
Parler de son expérience discriminatoire : retour sur la méthode des entretiens
Une enquête collective inédite
Chap. 1 : L'ampleur des discriminations : violence ordinaire et sentiment d'injustice
La discrimination : une expérience partagée
Violence et banalité des discriminations
Interpréter son expérience discriminatoire : du tort au sentiment d'injustice
Les conséquences biographiques des discriminations
Conclusion
Chap. 2 : Comment la discrimination façonne les appartenances
Citoyens de seconde zone
Nous, les habitants du quartier
Des identifications minoritaires plurielles et imbriquées
Racismes latéraux et fragmentation des classes populaires
Conclusion : des identifications plurielles
Chap. 3 : Composer
Le moment de l'interaction : éviter le conflit
S'adapter
Consciences du droit et sentiment d'impuissance
Conclusion
Chap. 4 : S'opposer et s'engager
Des stratégies individuelles de dénonciation
Affirmer sa présence dans l'espace public
S'engager
Conclusion : des politisations en quête de forme
Chap. 5 : Lutter contre les discriminations
Un espace de la lutte antiraciste en recomposition
Comment lutte-t-on contre les discriminations ?
Se mobiliser : une lutte sous contraintes
Conclusion
Chap. 6 : Les effets de la lutte
Des luttes d'interprétation et de cadrage
L'action collective, un vecteur de transformation de l'action publique ?
Les conséquences biographiques de l'engagement contre les discriminations
Conclusion
Conclusion
Des mobilisations antiracistes inédites en juin 2020
Le rôle des institutions dans la (re)production des discriminations
Interpréter et réagir aux expériences discriminatoires
Comment le racisme façonne des appartenances minoritaires
Quand l'injustice suscite la mobilisation
La responsabilité des élites
Annexe méthodologique
Composition du corpus des personnes interviewées
Comment analyser les expériences de discrimination ?
Enquêter sur le racisme quand on est Blanc
Présentation des terrains d'enquête
Liste des interviewés
Cit. :
1. « […] on considérera qu'il y a politisation de l'expérience discriminatoire quand le récit comporte montée en généralité et conflictualisation. Par montée en généralité on entend ici une désingularisation de l'expérience, rapportant le tort vécu à un ou des groupes partageant des caractéristiques similaires, le passage du JE au NOUS. La conflictualisation renvoie quant à elle à l'imputation de responsabilités, à l'attribution de causes à l'expérience dépassant l'individu ou la situation rencontrée, et donc à la construction d'un EUX à l'origine de la discrimination. » (pp. 68-69)
2. « Ces identifications [au quartier] sont souvent exprimées de façon réactive en rapport avec l'appartenance nationale […]. Se définir par rapport à son quartier peut ainsi constituer une manière de ne pas trancher entre les appartenances plurielles qui traversent les individus. Face à certaines injonctions qui les incitent à choisir – est-on français ou algérien ? –, s'identifier à son quartier permet de rassembler de façon intersectionnelle des éléments qui font intimement partie de soi, au croisement du territoire, de l'origine et de la classe. » (p. 108)
3. « Dans le contexte français, la nécessité de "faire mieux et plus" vient redoubler une éthique du travail, à laquelle adhèrent d'autant plus les membres des minorités qu'on les présente fréquemment comme des "assistés". Le néolibéralisme paraît malgré tout accentuer cette norme de "faire mieux", spécialement chez les jeunes enquêtés. Elle s'exprime aujourd'hui, dans les quartiers populaires, via la valorisation de l'entrepreneuriat.
Il existe en effet, au sein des quartiers populaires français une réelle appétence pour l'entrepreneuriat, qui s'est intensifiée ces dernières années – de la création de petits commerces à l'autoentrepreneuriat "ubérisé". La création de microentreprises de services à la personne (coiffure, aide à domicile, nourrice, taxi, petit commerce) constitue un recours face aux discriminations, et à la raréfaction du travail salarié (notamment peu qualifié dans les anciens bassins industriels), le chômage dépassant 50% dans certains quartiers étudiés. » (p. 167)
4. « La police contribue à produire des discriminations et "la récurrence des confrontations tragiques entre policiers et fils et petits-fils d'étrangers constitue aujourd'hui un problème incontournable de la police française". Mais elle est aussi un acteur central de la lutte contre ces discriminations, premier maillon de la chaîne de traitement juridique des infractions. Cette position singulière d'interface entre les minorités et le droit antidiscriminatoire invite à considérer le rôle de la police, non seulement comme garant de la loi, mais aussi comme porte d'entrée vers le droit. Plusieurs travaux ont souligné la faible effectivité du cadre juridique antidiscriminatoire, les réticences des policiers à recevoir les plaintes constituant l'un des principaux obstacles à la mobilisation du droit. » (p. 180)
5. « Comment expliquer que ces formes d'action [de lutte non violente des années 1990, ex. le Mouvement de l'immigration et des banlieues (MIB), le Comité national contre la double peine (CNCDP) etc.] aient quasiment disparu au milieu des années 2010 ? Faut-il y voir une spécificité du secteur de l'antiracisme ? Trois facteurs se dégagent. La croyance chez les militants que, face au déni qui entoure les discriminations dans le contexte français, le travail cognitif et idéologique est un préalable indispensable pour les mettre à mal. Le recours à ce registre tient également à la socialisation, à la trajectoire et aux ressources dont disposent les acteurs. Enfin, le rapport aux institutions et les contraintes [financements publics] qui pèsent sur les actions collectives s'avèrent également décisifs. » (p. 274)
6. « Alors que le débat en France s'est fortement structuré ces derniers temps autour des catégories de "racisme systémique" ou de "racisme d'État", témoignant d'une diffusion des concepts issus des sciences sociales, les pouvoirs publics ont fait preuve d'une grande inertie, refusant de reconnaître de quelconques dysfonctionnements institutionnels et dépolitisant le problème en le renvoyant au comportement individuel de quelques "brebis galeuses". En refusant de la sorte de prendre la mesure de la défiance que nourrissent ces expériences institutionnelles négatives, les responsables politiques contribuent à l'approfondissement du fossé entre certaines fractions de la population et la République.
Dans ce contexte, on ne peut qu'être frappé par le peu de moyens et d'énergie consacrés aux politiques de lutte contre les discriminations, sur nos terrains comme ailleurs. Celles-ci ont depuis 2015 quasiment disparu, remplacées par des politiques de prévention de la radicalisation et de promotion des valeurs de la République. Si les politiques de lutte contre les discriminations ne devraient constituer que l'ultime maillon de la chaîne des politiques d'égalité et de droit commun, leur affaiblissement risque de contribuer à l'approfondissement des inégalités. » (p. 338)
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