A l'exception de La Peste de Camus, un lecteur français de moyenne culture a sans doute du mal à associer épidémies et littérature. À l'inverse, la littérature italienne possède au moins deux chefs-d’œuvre classiques que tout lycéen a dû lire, et par conséquent cette association s'opère spontanément dans son esprit : le Decameron de Boccace – recueil de cent nouvelles dont la genèse est liée à la peste de Florence de 1348 – et Les Fiancés (I Promessi sposi) d'Alessandro Manzoni – roman historique du XIXe s. dont la narration se déroule autour de l'épidémie milanaise de 1630. Lors du premier confinement Covid du printemps 2020, j'avoue avoir utilisé quelques références à Boccace avec des amis italiens, ne serait-ce que pour évoquer avec salacité l'opportunité connue de longue date, pour conjurer la contagion, de s'éloigner de la ville et de se confiner dans un manoir muni de multiples beaux jardins, en formant une « joyeuse bande » (« allegra brigata ») de sept jeunes filles et trois garçons qui passeraient dix journées (voire plusieurs mois) à raconter une histoire chacun tous les jours... Fatalement, le célèbre médiéviste italien – ou plus probablement l'un de ses éditeurs – a eu l'idée de surfer sur la vague de la pandémie pour publier – ou plutôt recycler – une série d'articles de critique historico-littéraire du Decameron dont la clef interprétative pût avoir un ancrage avec cette actualité. D'où le sous-titre de ce livre, vague mais suggestif : « Lisant Boccace : l'épidémie, la catharsis, l'amour ».
Le constat de départ de l'ouvrage ne manque pas d'intérêt : la lecture scolaire de cette œuvre du XIVe s. a traditionnellement consisté dans une approche anthologique dans laquelle l'intérêt porte principalement sur chacune des nouvelles et sur ses personnages ; certaines sont franchement drôles, d'autres presque érotiques (ces deux types étant sélectionnés prioritairement par les bons profs afin de susciter l'intérêt d'élèves adolescents, en dépit de la rudesse d'une langue un peu désuète), certaines se prêtent au repérage de symboles, métaphores et analogies hérités de l'amour courtois et de la poésie des troubadours ; en somme leur analyse autorise une polysémie savante sur autant de registres qu'il a pu y avoir d'interprètes au cours des six siècles et demi passés... Mais il est peut-être utile, voire nécessaire, de se pencher d'abord et surtout sur le cadre (« la cornice ») de l’œuvre, c'est-à-dire sur les personnalités des 10 personnages narrateurs, sur l'ordre strict de leur « royauté d'un jour » par laquelle ils décident, dans une certaine mesure (sauf dans deux cas), du thème de la journée (ex. histoires d'amour tristes ou gaies), et même de l'ordre de leurs prises de parole. Cette lecture permet, par-delà la singularité de chaque nouvelle, de repérer une architecture symbolique plutôt unifiée, qui pourrait presque être interprétée comme un chemin ascendant de catharsis de la pestilence (adoptant une symbologie chrétienne, naturellement), ou alors comme un parcours psychanalytique de dépassement de la peur de celle-ci, par ce que l'auteur n'hésite pas à définir une « psychothérapie de groupe », dans laquelle, l'âge des narrateurs et la majorité des narratrices aidant (!), leurs relations de séduction et d'influences réciproques ne seraient pas étrangères. Tout cela, c'est la promesse de l'Introduction, et l'espoir du lecteur.
Dans les faits, les quatre études dont se compose l'essai traitent des thèmes suivants :
I. La Peste Noire de 1347-51 et sa diffusion en Europe, d'après une foultitude de sources historiques.
II. Une source épistolaire inédite venant des Archives du diocèse de Sienne, expliquant la résurgence de la dévotion à Saint Sébastien en relation avec cette épidémie et depuis le siège papal d'Avignon.
III. Une première ébauche de l'étude du Decameron selon le « cadre », comme indiquée ci-dessus, avec une caractérisation des personnages des narrateurs selon la tradition littéraire antérieure (jusqu'au Roman de la Rose, etc.).
IV. Une étude très classique de la nouvelle de Federigo degli Alberighi (5e journée, avant-dernière nouvelle) qui offre à sa Dame Giovanna sa toute dernière possession, son faucon adoré, comme nourriture dans un repas partagé, alors qu'elle souhaitait le lui demander en don, cru et vivant, pour faire plaisir à son fils malade. La métaphore du faucon-amant-dévoré est développée de façon très approfondie. De là, l'auteur parvient à la conclusion très décevante et aucunement démontrée que le grand dessein du chef-d’œuvre boccacien serait en fait une critique sociale de la bourgeoisie marchande naissante dans cette ville de Florence d'avant la grande récession de mi-XIVe siècle, critique fondée sur des valeurs conservatrices et d'arrière-garde, « anti-modernes », chevaleresques et chrétiennes que Boccace aurait partagées avec Dante ainsi qu'avec Cervantes (en dépit des sauts chronologiques et géographiques importants entre les trois). J'ai envie de répondre : « Mouais... ».
Sans oublier : V – un Appendice intitulé « Lisabetta e l'archetipo » (p. 127-142), qui est une suite de notes complètement chaotiques sur les occurrences de l'image (archétypale??) de la tête décapitée à partir de la 5e nouvelle de la 4e journée, jusqu'aux recoins les plus inimaginables de la culture médiévale européenne qui comprend la mythologie celte et scandinave et les formes et sens des cimiers héraldiques. J'ai envie de répondre : « Oh là là... »
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