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[Une drôle de femme | Leylâ Erbil]
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Posté: Mer 01 Nov 2023 15:18
MessageSujet du message: [Une drôle de femme | Leylâ Erbil]
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Ce roman, paru pour la première fois en 1971, a pour protagoniste une étudiante en lettres, Nermin, qui – à l'instar de l'autrice – a à peine la vingtaine à Istanbul en 1950. Le sous-titre de l'édition française : « trajectoire d'une féministe dans la Turquie des années 50 », est un peu inexact par omission, mais il a le mérite de monter que la condition féminine et les revendications féministes, dans leurs grands traits, n'ont pas évolué dans le pays depuis cette époque et jusqu'à présent. L'absence de références à l'actualité contribue d'ailleurs à illustrer la question dans des termes encore parfaitement pertinents. Mais si l'autrice (1931-2013), pressentie avant Orhan Pamuk pour être élue aux prix Nobel et PEN International, a signé une œuvre reconnue comme étant d'avant-garde ès féminisme, il me semble que ses préoccupations dès 1971 dépassaient largement cette seule problématique.
La première partie, « La fille », qui est la plus longue et intéressante, se présente sous la forme d'un journal intime de Nermin, qui s'initie au militantisme de gauche, avec tous les dangers que cela comporte dans un régime autoritaire, de même que toute la pression qu'elle subit, en tant que jeune fille, de la part de sa famille et de la société (y compris au sein de l'organisation politique clandestine). Le style est âpre, parfois brutal, proche de l'oralité, bien rendu en traduction par le choix d'un français très contemporain – excellent usage d'un anachronisme ! – ; la narration est à la première personne. Les émois des relations sentimentales excluant la sexualité, les difficultés propres à la féminité occupent autant d'espace que les contraintes d'un militantisme largement hors-la-loi.
La deuxième partie, « Le père », est également rédigée à la première personne, et le narrateur-protagoniste est le père mourant de Nermin. Dans un récit haché, très poétique et parfois vaguement délirant, qui est une sorte de bilan de sa vie de mécanicien de marine, embarqué la plupart du temps depuis l'époque de la Guerre d'Indépendance, on voit poindre une autre problématique politique encore très actuelle : l'antagonisme entre le père et la fille se déclare surtout autour de la religiosité que le père se reproche de ne pas avoir transmise à Nermin. Deux visions incompatibles du sens de la vie : séculière vs croyante. À l'intérieur de cette partie, en revanche, l'on trouve un certain nombre de références historiques turques antérieures aux années 1950, et tout particulièrement une version du mystérieux attentat contre l'un des fondateurs du Parti communiste turc, Mustafa Suphi, décédé en mer en janvier 1921 avec 14 camarades, attentat perpétré probablement avec la complicité conjointe de Lénine et d'Atatürk alors que les responsables communistes quittaient l'Union soviétique pour rentrer en Turquie (cf. cit. 2). L'édition de 2009 du livre comporte un chap. interposé comprenant quatre documents insérés par l'autrice, dont un article de presse de 2000, qui jettent quelques lumières sur ce fait historique qui a par ailleurs fait depuis l'objet d'une monographie.
Une courte troisième partie intitulée « La mère », se limite au récit de la cérémonie des obsèques du père : la narratrice est de nouveau Nermin, mais le rôle principal est attribué à sa mère. Là, une certaine critique sociale apparaît contre l'hypocrisie des voisins et de certaines relations avec les parents éloignés, qui n'est cependant pas spécifiquement associable à la problématique féministe, mais qui révèle plutôt, d'une certaine manière, que la fracture entre classes sociales en Turquie avait déjà un reflet entre laïcité et religion. Du point de vue littéraire, l'autrice expérimente ici un style encore bien différent, onirique, un peu fantastique, auquel elle aura recours dans des œuvres successives.
Enfin dans la quatrième et dernière partie, « La femme », Nermin est de nouveau la protagoniste, mais c'est là un personnage qui a vingt ans de plus, qui éprouve les affres de la remise en question d'un engagement politique qui est présenté par l'autrice avec l'amertume de l'aveu qu'il a été vain, ridicule et frustrant pour l'héroïne elle-même. Celle-ci est mise en regard avec la position désabusée mais réaliste de son mari, par une narration à la troisième personne, où Nermin, bourgeoise qui s'ignore, est dénommée précisément « Bayan [Madame] Nermin » : l'autrice s'en désolidarise-t-elle effectivement ou bien est-elle aussi en train de faire une sorte d'autocritique personnelle ou bien peut-être du Parti des Travailleurs, dont elle a été l'une des responsables haut-placés dans les années 1960 ? On devine que là aussi, le féminisme passe tout à fait à l'arrière-plan par rapport à la question politique...



Cit. :


1. « "Votre attention, messieurs, ai-je claironné soudain, y en a-t-il parmi vous qui souhaiteraient coucher avec moi ?" Silence. Ils se sont regardés, puis ils ont ri – à contrecœur.
- Je ne plaisante pas, leur ai-je dit, c'est une dette que je vous dois, je vous suis redevable de beaucoup d'autres choses, d'ailleurs. Votre amitié m'est précieuse. Mon univers s'est élargi. Il y a deux ans à peine, je n'avais pas idée qu'un tel monde existait, à seulement une demi-heure de marche de chez moi. Si on m'avait dit qu'il y avait des gens comme vous, je ne l'aurais pas cru, mais je vous connais maintenant. Tous. J'ai vu, de mes propres yeux, dans quelles souffrances patauge l'intellectuel turc, et sa considération pour la femme. Je voudrais maintenant vous offrir ce que vous ne pourrez obtenir de moi, même en vous démenant quarante ans. Désignez l'un d'entre vous, le plus misérable, le plus mauvais. Je lui ferai cadeau de ma virginité comme d'une aumône, car moi, je n'en ai point d'utilité.
- Arrête, tais-toi, disait Meral, en me tirant par le bras. Entre-temps, R. était parti.
- Mais qu'est-ce qu'elle raconte au juste, cette fille ?, a demandé N. en se retournant vers les autres, figés, le derrière sur leur siège. » (p. 75)

2. « Avec un "Allah, pardonne-moi !", le Capitaine Izzet interrompt sa prière. Au même moment, le courant nous décroche de l'éperon et nous commençons à couler. Cela prend dix à quinze minutes, le temps de fermer un œil et de le rouvrir. Les passagers des Dardanelles, hommes, femmes et enfants, abandonnent paniers, sacs et couvertures rapiécées pour se jeter dans la brume. Personne ne veut mourir. Dans un ultime sursaut, avec l'aide considérable du maître d'équipage Tahsin, je parviens à sauver cinquante-trois personnes. Je les hisse à bord du cuirassé français. Vient le moment du Cinquante-quatrième, un homme malingre dans les quarante ans, portant cravate et lunettes. Il attend son tour. Son œil est fixe, il a une cigarette entre ses lèvres. Nos regards se sont déjà croisés sur le pont. C'est son tour, il attend, il m'appelle en agitant les bras de haut en bas. Serait-ce Suphi ? Le bateau coule par le fond, je risque de sombrer avec, et le Cinquante-quatrième aussi. Je suis hors d'haleine, je le regarde, un homme avec sa cigarette, sa cravate, sa chemise blanche. Il court en hurlant, à bâbord, à tribord, de la poupe à la proue, lève les poings vers moi, vers la brume, vers les bâtiments de la flotte ennemie, puis vers des gens que je distingue plus. Ensuite, il se noie, en même temps que les quinze autres personnes restées à bord.
[…]
Chaque fois que je pense à ce jour, je revois cet homme avec sa cravate pendouillant dans la brume... Sa cravate au fond de la mer Noire... Mon frère Ahmet qui m'a tant harcelé : "Qui a assassiné Mustafa Suphi ? Qui a tué Suphi ?" » (pp. 148-149)

3. « Certains jours, par petits groupes, ils rendaient visite aux habitants des gecekondu [bidonvilles] pour leur expliquer comment ils avaient été manipulés jusque-là, et quand ils devenaient la cible de jets de pierres – plus ou moins grosses – projetées par les rangs du fond, ceux des premiers rangs qui écoutaient paisiblement, les yeux pleins d'espoir, finissaient immanquablement par s'ébranler et hurler : "À Moscou ! À Moscou !"
Ces jours-là, Bayan Nermin rentrait chez elle le cœur meurtri et discutait des événements avec son mari, cherchant inlassablement le moyen de s'élever vers le peuple, ce peuple naïf, aussi pur qu'un ange, et dès lors si aisément trompé, aussi vulnérable qu'un malade mental. » (p. 193)

4. « - Si, parmi vous tous, il en existe un seul qui sait ce à quoi le peuple aspire, qu'il s'avance ! (Il se mit à bourrer sa pipe, pressant calmement le tabac.) Croyez-vous vraiment que vous pouvez séduire ce tas de créatures dont les têtes datent d'avant Jésus-Christ et le mode de vie du XIIIe siècle, juste en leur expliquant qu'ils sont exploités, que chacun de leur pas les conduit dans l'impasse, et que leur jeûne et leurs prières ne sont d'aucun secours ?
Bayant Nermin se leva d'un bond – c'était le soir du crachat :
- Séduire ? Tu ne tenais pas ce genre de discours avant que les opportunistes ne dépècent le Parti en morceaux... Regarde-moi ! (Son mari fumait tranquillement vers le plafond couvert de suie de leur salon délabré.) Primo, les gens que tu appelles "créatures" te surpassent largement par leurs connaissances et leurs talents.
Soudain, elle se souvint du crachat, elle était allée le voir de près : blanchâtre et mousseux, comme s'il avait été expulsé avec hargne. Bay Bedri eut un rire agacé :
- De quel point de vue ?
- De tous les points de vue, mais ne me coupe pas la parole ! Secundo, et c'est le pire, pourquoi, en tant qu'intellectuel aux idées si profondes sur le peuple, n'as-tu pas essayé de te rendre utile à l'époque, en adhérant au Parti et en participant à la destruction du système d'exploitation ? Bien sûr que non, en digne contre-révolutionnaire et ennemi du peuple, tu as...
- Oh, assez avec tes discours de perroquet ! soupira Bay Bedri en pétunant plus vigoureusement.
[…]
Il reprit :
- Tes lubies, tes gestes héroïques m'horripilent. J'en ai marre que tu sois la risée de tous ces gens que tu appelles "le peuple", que tu t'amuses d'eux. Je suis fatigué de me chauffer de l'eau dans des bassines en fer pour me laver, de vivre dans la crasse, sous un plafond qui fuit, cerné par les voisins et les encartés du Parti, tu comprends ? Et par-dessus tout, j'ai horreur de me coucher chaque foutu soir aux côtés d'une femme qui dont avec Lénine sous l'oreiller ! » (pp. 215-215)

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