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[La Fable des abeilles | Bernard de Mandeville]
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Posté: Mer 23 Déc 2020 18:46
MessageSujet du message: [La Fable des abeilles | Bernard de Mandeville]
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Peu avant la redécouverte sidérante par Dany-Robert Dufour du petit essai de Mandeville intitulé Recherches sur l'origine de la vertu morale (1714), d'où il a tiré Baise ton prochain, le philosophe contemporain a entrepris une réédition critique de l'oeuvre mandevillienne la plus connue, La Fable des abeilles (1723), conçue comme le véritable texte fondateur du capitalisme y compris dans ses avatars actuels. Ce volume comporte d'abord une très longue et excellente préface, d'environ 100 p., qui démontre l'influence consciente et inconsciente, par référence et surtout par omission, de cet auteur et de sa pensée aussi brillante que maléfique, tout au long des trois siècles d'histoire du capitalisme. Comment tant de penseurs, ignorant Mandeville, le dissimulant ou encore le comprenant mal, Marx y compris, ont-ils pu autant se méprendre sur la véritable nature du capitalisme, au point de penser que son évolution récente, définie néolibérale ou ultralibérale, n'était qu'une déviance tardive et hasardeuse par rapport au programme initial, fortement inspiré de moralité ? Comment, symétriquement, peut-on relire Mandeville et comprendre son actualité déroutante à l'aune des contributions postérieures de la sociologie, de la psychanalyse et de la philosophie politique ?
Le fait est que le « Man Devil » - ainsi fut-il appelé déjà de son vivant, qui avait tout dit avec un cynisme inégalé dans l'ouvrage de 1714, s'est employé ensuite à cacher son jeu, ce qui ne lui suffit pas néanmoins à en tirer son épingle... Tout lecteur non avisé s'y laisse facilement avoir même aujourd'hui, surtout s'il n'a pas pris connaissance des Recherches sur l'origine de la vertu morale auparavant. En effet, la courte fable animalière au style tiré de La Fontaine joue très adroitement, diaboliquement même, sur trois registres : la dénonciation de l'hypocrisie des valeurs morales et religieuses dominantes à l'époque, en particulier de la « vertu » – procédé qui n'a rien d'exceptionnel en son temps ; le constat que la société en profonde mutation était en train de remettre en question cette morale – ce qui pourrait presque passer pour de la critique de la modernité, l'erreur de Marx – ; et seulement enfin la nature prescriptive de ce renversement de la morale que Mandeville préconisait outre qu'il l'anticipait.
En fait, après le court texte de la Fable, les textes mandevilliens rassemblés deviennent de plus en plus explicites, à commencer par les « Remarques sur La Fable des abeilles » (1740), un texte très copieux (250 p. à l'origine, soit dix fois plus que la Fable !), opportunément abrégé et annoté par Dufour, qui, en reprenant une citation de la Fable pour chaque lettre de l'alphabet (de A à Y) la commente, l'illustre, la démontre dans un style propre à l'essai, dont Dufour tire, dans des notes de bas de page extrêmement succinctes, les éléments caractéristiques du capitalisme d'aujourd'hui, d'hier et de toujours. Suivent, en ordre de clarté, d'immoralité et d'abomination croissant, deux autres écrits de Mandeville : « Essai sur la charité et les écoles de charité » (1723 trad. en français en 1750) qui provoqua un tollé pour sa thèse sur l'inopportunité de l'instruction des enfants pauvres, et « Vénus la Populaire ou Apologie des maisons de joie » (1724), autre texte polémique mais foncièrement moderne précédé d'une préface signée narquoisement : Phil Pornix !


Cit. [il sera évident que les premières, indiquées par des nombres, sont de Dufour, et les suivantes, par des lettres, appartiennent à Mandeville] :


1. « On est donc ici conduit à se demander si ceux qui rêvaient alors d'ébranler la capitalisme dans les années 1960, unis contre toute forme d'autorité, n'ont pas finalement permis au capitalisme qui avait longtemps misé sur l'autoritarisme de prendre un tournant libertaire, hédoniste beaucoup plus conforme à sa nature profonde, si bien établie, dès l'origine, par Mandeville.
Ce qui laisse accroire que les mouvements étudiants d'alors présentaient une double nature. D'un côté, ils montraient une véritable dimension anticapitaliste (critique de la consommation de masse, lutte contre l'aliénation, l'exploitation liées au travail salarié et l'ultraproductivisme, contestation de la séparation du travail intellectuel et du travail manuel, anti-impérialisme...). Cependant que, de l'autre, leur hédonisme revendiqué les exposait à attendre des satisfactions entièrement nouvelles. » (p. 29)

2. « […] Pourquoi au juste le capitalisme, après avoir mûri depuis le Moyen Âge, est finalement né en Europe au tournant de 1700 dans les Provinces-Unies très empreintes de calvinisme, puis en Angleterre ? Certes, les forces productives y étaient très développées. […] Pourquoi [… pas plutôt] aux siècles d'or de l'Empire romain sous la dynastie des Antonins, d'autant que la première machine à vapeur, l'éolipyle, venait d'être inventée par Héron d'Alexandrie ? Ou encore en Chine, par exemple à l'apogée de la dynastie Qing aux XVIIe et XVIIIe siècles ? Ou encore à l'apogée de l'Empire ottoman au XVIe siècle, sous Soliman le Magnifique ? Ou encore en Inde à l'époque de la dynastie Maurya au IVe siècle avant Jésus-Christ, qui avait pourtant vu s'écrire le premier traité d'économie politique intitulé Arthaçastra – Instructions sur la prospérité matérielle ? […] La seule réponse possible nous semble être la suivante : toutes les conditions matérielles relevées par Marx étaient ici et là à peu près réunies […], mais la condition morale, ou plutôt "amorale", ne l'était pas. Nous voulons dire que là les passions étaient tenues dans des systèmes symboliques puissants alors qu'ici elles sont libérées. […]
Dans cette condition amorale réside sans doute le secret de l'irrésistible pénétration récente du capitalisme dans beaucoup de systèmes traditionnels de par le monde : le capitalisme a paru libérateur à beaucoup de peuples encore tenus par de sévères clauses morales. Et, de fait, il l'était – tout en apportant avec lui des formes d'aliénation totalement inédites. » (pp. 94-95)

3. « […] ce surmoi freudien (qui réprime certaines pulsions pour que le désir soit possible) est en passe d'être remplacé par ce que Lacan a appelé un surmoi obscène qui oblige à la jouissance. Ce surmoi obscène, éminemment mandevillien, se déconnecte alors de toute loi commune et exige l'exploit financier hors norme, la défonce extrême (y compris celle consistant à tirer au hasard dans la foule), la négation de l'art d'aimer, l'érotisme, au profit d'une pornographie machinique...
Ce dérèglement postmoderne du surmoi n'est pas l'effet du hasard. Le surmoi est en effet une instance qui résulte d'une genèse sociale. […] Il résulte en somme du "non du père"... à condition toutefois que ce non l'emporte.
Or, dans la culture postmoderne actuelle, l'opinion courante est de dire que le capitalisme est "patriarcal" – c'est ce qui reste des très fautives analyses wébériennes où on disait qu'il était puritain, ascétique, rigoriste "et patriarcal". Or, de la même façon qu'on s'est beaucoup trompé sur le puritanisme, l'ascétisme et le rigorisme du capitalisme […], on risque de beaucoup se tromper sur son côté "patriarcal". En fait, ce terme est ambigu puisqu'il confond deux réalités bien différentes : la fonction paternelle, essentielle à l'éducation des futurs adultes, et la domination masculine. S'il faut absolument se défaire de la seconde, il faut absolument préserver la première, sachant que cette fonction paternelle n'est pas l'apanage des hommes (des mâles) puisqu'on sait aujourd'hui qu'elle peut aussi être exercée par des femmes ou des institutions, c'est-à-dire par tout ce qui assure une certaine "limitation pulsionnelle". Or, le capitalisme profite de cette confusion pour se présenter indûment comme très révolutionnaire en détruisant les deux en même temps – à dire vrai, beaucoup moins la domination masculine que la fonction paternelle. » (pp. 102-103)

A. « Il y a, je crois, peu de personnes dans Londres, comme ceux qui sont obligés d'aller quelquefois à pied, qui ne souhaitassent que les rues fussent plus propres qu'elles ne le sont généralement. Ils feront ce souhait toutes les fois qu'ils auront égard à leurs habits et à ce qui leur convient. Mais s'ils viennent à considérer que ce qui les choque est une suite nécessaire de l'abondance, des richesses et du commerce de cette puissante ville, s'ils prennent quelque part à sa prospérité, il ne leur arrivera presque jamais de souhaiter voir les rues moins sales.
[…]
Je demande donc si un bon citoyen, en considération de ce que nous venons de dire, s'avisait d'assurer que la malpropreté des rues est un mal nécessaire et inséparable de la félicité de Londres, pourrait-on dire qu'il désapprouve qu'on balaie les rues ? Fait-il quelconque tort à ceux qui gagnent leur vie à de si basses fonctions ? » (pp. 120-121)

B. « Il en est de la frugalité comme de la probité. Un homme pauvre, vertueux et frugal n'est propre que pour les petites sociétés, composées tout entières d'hommes qui, contents d'être pauvres, pourvu qu'ils soient libres, n'ont de désirs que pour la paix. Mais dans une grande nation composée d'hommes inquiets, vifs et d'un moindre degré de vertu, la frugalité ne convient pas. Elle est une vertu indolente et fainéante qui ne met point les gens à l'ouvrage et qui est par conséquent inutile dans un pays de commerce où il y a un grand nombre d'habitants qu'il faut occuper de quelque manière. » (p. 169)

C. « La charité est cette vertu qui nous engage à transporter sur les autres une partie de cet amour sincère, pur et sans mélange, que nous avons pour nous-mêmes. Mais il faut que ceux à qui nous accordons cette faveur n'aient avec nous aucune liaison ni d'amitié ni de parenté. Ils doivent nous être absolument étrangers ; nous ne devons leur avoir aucune obligation antérieure, il ne faut même pas que nous en attendions ou que nous en espérions. » (p. 235)

D. « Dans une nation libre où il n'est pas permis d'avoir des esclaves, les plus sûres richesses consistent à pouvoir disposer d'une multitude de pauvres laborieux. C'est une pépinière intarissable pour les flottes et pour les armées. Sans ces sortes de gens, on ne jouirait d'aucun plaisir et on n'estimerait point ce qu'un pays produit. Pour rendre la société heureuse et pour que les particuliers soient à leur aise, lors même qu'ils n'ont pas de grands biens, il faut qu'un grand nombre de ses membres soient ignorants, aussi bien que pauvres. Les lumières augmentent et multiplient nos désirs et, moins l'homme souhaite de choses, plus il supplée aisément à ses nécessités.
La prospérité et le bonheur de chaque état exigent donc que les connaissances du pauvre laborieux se terminent à ses seules occupations et que, par rapport aux choses de ce monde, elles ne s'étendent jamais au-delà de ce qui regarde sa vocation. […]
Lire, écrire et chiffrer sont des talents absolument nécessaires à ceux qui en ont besoin pour leurs affaires. Mais ces connaissances sont fort pernicieuses aux gens pauvres qui, ne vivant pas de ces arts, sont obligés de travailler pendant les six jours de la semaine pour se procurer leur pain quotidien. […] Ainsi, chaque heure que les enfants pauvres emploient sur les livres, c'est tout autant de temps perdu pour la société. » (pp. 276-277)

E. « Mais comme la nécessité de débaucher un certain nombre de jeunes femmes n'est due qu'à la nécessité de remplir les maisons publiques, on pourrait avec beaucoup de raison se demander si ce ne serait pas un avantage considérable, qui mènerait à l'extirpation entière de la débauche avec les honnêtes femmes, que d'obtenir un acte du Parlement pour encourager le transport des étrangères dans le royaume. […] Outre l'honneur de nos concitoyennes, que nous préserverions par un acte semblable, il nous rapporterait encore cet avantage qu'au lieu que la plupart de nos jeunes riches emploient une grande partie de leur temps et de leur bien à voyager dans l'unique vue, comme il semble, de connaître par eux-mêmes la galanterie française et italienne, ils pourraient satisfaire cette curiosité sans sortir de Londres. » (p. 373)

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