Une femme d'une grande beauté, une femme brisée par les carences affectives d'une vie entière, commet un geste héroïque et irréparable, soixante-dix heures après "la nuit où [elle] a donné le coup de grâce à [leur] amour".
Elle décide avec la lucidité du désespoir de se précipiter dans une chute mortelle afin d'y entraîner l'opprobre de sa relation conjugale, la pourriture des relations familiales et surtout l'inhumanité despotique exercée par un emblème du pouvoir politico-policier corrompu et gangréné.
Mais cet acte suicidaire n'est que l'apothéose d'une série de gestes d'insoumission de la même nature : de transgression par la destruction de soi-même, dans une société où, pour une femme, celle-ci passe nécessairement par la dégradation qu'est l'exercice de sa sexualité en dehors du carcan socialement assigné. Une dégradation qui, à l'instar de la tragédie grecque, une fois déclenchée par un premier acte d'insoumission ne peut qu'entraîner des répétitions amplifiées. Et même, devrait-on dire, des répétitions transgénérationnelles amplifiées.
Par conséquent Sireli, quelques "soixante-dix heures après la nuit...", entame son récit à la première personne, en alternant presque régulièrement l'histoire de son enfance et de ses blessures anciennes avec celle de ses punitions et autopunitions sexuelles successives, dans un dialogue plein de sens qui fait état de sa prise de conscience progressive dans la vacuité et l'impossibilité de l'espoir de sa vie. Une leçon de nihilisme scandée par des vers dont certains dus à des poètes et prosateurs célèbres dans la littérature turque ainsi que des citations cinématographiques principalement tirées d'Ingmar Bergman. Les titres des chapitres sont également d'un grand attrait. Pourtant la chute du roman déroge à ce nihilisme, et il est question d'une cohérence et d'un espoir, presque d'une révolution post-moderne.
La quatrième de couverture évoque une "Madame Bovary", mais je trouve à Sireli beaucoup plus de parenté avec les héroïnes de Virginie Despentes. Car cette dernière aussi met en exergue un côté de critique politique qui dépasse le premier niveau, celui du féminisme. Cette traduction date de 2013 et comprend en post-face un court extrait d'un entretien avec l'auteure sur Mediapart - les carences de la démocratie en Turquie y tiennent une place importante ; cependant le roman a été achevé en 2010, avant les événements de Gezi : il est clair que la critique politique y était plus diffuse, plus centrée sur l'hypocrisie du pouvoir et "la dictature des esprits" que sur la problématique démocratique spécifiquement. Je n'en suis pas mécontent, car un souffle plus ample s'en dégage ainsi.
L'auteure, par ailleurs éditrice dans une des principales maisons d'édition de Turquie, est surtout connue comme nouvelliste et essayiste. Le traducteur, talentueux, signe un travail très brillant.
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