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[Ali et Nino | Kurban Saïd]
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Posté: Jeu 12 Oct 2017 10:04
MessageSujet du message: [Ali et Nino | Kurban Saïd]
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Voici effectivement un roman orientaliste, dont l'auteur, dans un récit à la première personne, emprunte l'identité d'un jeune aristocrate musulman, à peine plus âgé que lui-même, qui vit une passionnée histoire d'amour interethnique avec Nino, la Géorgienne chrétienne, sur fond des deux guerres que l'Azerbaïdjan a combattues en marge de la Première Guerre mondiale. Contrairement à l'auteur, le personnage principal choisit enfin le combat et la mort pour l'indépendance contre les Russes plutôt qu'un second exil.
Pourquoi un roman orientaliste ? Parce que, plus qu'une épopée d'amour et de guerre, c'est l'histoire de la confrontation entre l'Orient-islam-tradition et l'Occident-sécularisme-modernité qui s'y joue sur trois niveaux : d'arrière-plan, par la modernisation pétrolière du pays, imposée par la colonisation impériale russe et bientôt bolchevique, avec toutes ses institutions dont l'école et par le biais des minorités chrétiennes implantées (Arméniens, Russes et Géorgiens), mais qui y résiste à deux reprises ; dans le centre de l'action, par le couple mixte des héros éponymes, par les conditions tumultueuses de leur union et les mises en question de sa durabilité ; enfin, plus subtilement, par la caractérisation même du personnage d'Ali khan, dont les deux « cultures », orientale et occidentale, s'affrontent dans une dialectique où les compromis réciproques ne sont jamais définitifs.
Orientaliste aussi parce que, tout au moins au début du livre, les traits marquant l'Orient sont grossis jusqu'à la caricature, presque. Peut-être le sont-ils aussi dans les yeux du héros-narrateur jusqu'à ce qu'il ne lui faille reconnaître en soi-même le caractère problématique de sa double identité.

Au niveau historique, la confrontation Orient-Occident, nous l'avons dit, se passe par deux guerres : contrairement à deux personnages secondaires amis d'Ali khan, il refuse de prendre les armes aux côtés de l'armée impériale russe lors de l'éclatement du conflit mondial. Par contre, dans la trame du roman, son meilleur ami, l'Arménien Nachararjan, se conduit en traître par le rapt de sa fiancée Nino, et le crime d'honneur qui s'en ensuit conduit Ali khan à une cavale dans les montagnes du Daghestan, où règne encore un mode de vie ancestral. Ali khan prend les armes une première fois contre l'armée russe qui avance dans le pays avec l'appui par traîtrise des Arméniens, d'abord liés aux Azéris par un front commun d'indépendance. Dans l'historiographie la plus courante, ces événements sont connus comme une guerre civile entre Arméniens et Azéris, jusque dans les rues de Bakou – c'est ainsi qu'en parle aussi Banine – avec intervention russe déterminante aux côtés des premiers et rétorsion ottomane par les fameux événements de 1915. Dans ce livre, il est clair que la thèse de la traîtrise arménienne est amplifiée par le parallèle avec l'action romanesque. À noter aussi que la déroute azérie a pour conséquence l'exil d'Ali khan, de son père veuf et de Nino en Perse. L'auteur, dans sa « vraie » vie, pour autant qu'on en sache, s'exila avec son père au Turkestan ; par contre la famille de Banine se réfugia effectivement en Iran, ce qui contribuerait à renforcer l'idée d'une grande proximité entre l'auteur, Lev Nussimbaum, et un cousin de Banine qui répondait au nom d'Essad, que Lev choisit comme son plus durable pseudonyme.
Encore dans le roman, nous apprenons que les traditionalistes azéris, notamment les religieux personnifiés par Seyd Moustafa, n'étaient pas du tout proches des Ottomans ni de leur aspiration pan-touraniste, Ali khan ne se serait pas battu dans leurs rangs même contre l'ennemi russe, à cause de l'obédience chiite des Azéris ; d'ailleurs cette très grande proximité religieuse, culturelle unissait encore à l'époque sans doute aussi géopolitiquement l'Azerbaïdjan à l'Iran, non à l'Empire ottoman. La langue « simple de notre peuple », dont nous avons un exemple unique (transcrit d'après la phonétique allemande utilisée par Kurban Saïd...) à la p. 324 par Nino, l'azéri, est appelée « le tatar », et c'est bien du turc, mais Ali récite volontiers des vers en farsi, et c'est cette littérature-là qu'il estime, et non l'idiome populaire.
Pourtant l'occupation de Bakou par Enver Pacha, avant même celle des Britanniques (dont l'Iran était allié) semble avoir été déterminante pour la création de la République Autonome d'Azerbaïdjan. Ali khan, comme le père de Banine, occupe dans cet État un poste ministériel. L'occidentalisation de cette éphémère parenthèse politique est le point qui retient le plus l'attention de l'auteur. Quant à sa conclusion, par l'invasion bolchevique, il met en scène une résistance armée désespérée au nord du pays, rêve un instant du soutien de « Kemal [Atatürk qui] est à Ankara », voire même de celui de « deux cent cinquante millions […] de musulmans du monde entier » (p. 339), alors que Banine parle d'une capitulation sans coup férir et l'historiographie soviétique d'une courte expérience de Commune de Bakou... Mais c'est là au-delà de la fin de cette histoire !

Cit. :

« […] Toi et tous ceux qui se sont battus avec toi, vous n'êtes plus des Asiates. Je ne hais pas l'Europe. Elle m'est indifférente. Tu la hais parce que tu en portes une part en toi-même. Tu as fréquenté une école russe, tu as appris le latin, tu as une femme européenne. Es-tu donc encore un Asiate ? Si tu avais vaincu, tu aurais toi-même, sans le vouloir, introduit l'Europe à Bakou. Peu importe que ce soient nous ou les Russes qui construisent les nouvelles autoroutes et édifient les nouvelles usines. Rien d'autre n'était possible. On n'est pas un bon Asiate, et de loin, quand on tue de nombreux ennemis avec cette trop grande soif de sang.
Alors, quand l'est-on ?
Tu es à moitié européen, Ali khan, et c'est pour cette raison que tu me poses des questions. Cela n'a aucun sens de te l'expliquer car seules les choses du réel agissent sur toi. Ton visage est tourné vers la terre. C'est pourquoi la défaite te fait souffrir et que tu montres ta douleur. » (p. 243)

« […] Je supporterais aussi peu l'Europe que toi l'Asie. Restons ici, à Bakou, où l'Asie et l'Europe s'interpénètrent insensiblement. Je ne peux pas aller à Paris, il n'y a pas de mosquée là-bas et pas de Seyd Moustafa. Il faut que je puisse de temps à autre me délecter de l'âme asiatique pour supporter tous ces étrangers qui viennent chez nous. À Paris, je te haïrais comme tu m'as haï après la fête de Moharrem. Pas tout de suite, mais à un moment quelconque, après un carnaval ou après un bal, je commencerais soudain à te haïr à cause du monde étranger dans lequel tu voudrais me forcer à entrer. C'est pourquoi je reste ici, quoi qu'il puisse arriver. Je suis né dans ce pays et je veux y vivre et y mourir.
Elle se tut pendant tout ce temps. Lorsque j'eus fini, elle se pencha vers moi et sa main caressa mes cheveux.
Pardonne à ta Nino, Ali khan. J'étais très sotte. Je ne sais pas pourquoi je pensais que tu pourrais changer plus vite que moi. Nous restons ici et nous ne parlons plus de Paris. Tu conserveras ta ville asiatique et moi, la maison européenne. » (pp. 319-320)

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