La dichotomie entre pensée exotérique et pensée ésotérique chez Karl Marx, que j'ai déjà rencontrée dans la critique du travail allemande contemporaine, est une idée d'Anselm Jappe qui, dans cet ouvrage, s'attelle précisément à une analyse très poussée de cette dernière. Si la première oppose le capital (et la classe capitaliste) au travail (et au prolétariat), le concept de « valeur », noyau de la seconde, tel qu'il est esquissé notamment dans les _Grundrisse_, constitue un pas ultérieur dans l'abstraction, dans la complexité mais aussi dans la puissance critique anticapitaliste. Dans le système capitaliste, puisque l'on peut distinguer entre valeur d'usage et valeur d'échange, cette dernière (qui est souvent appelée « valeur » tout court) est mise en relation avec « la marchandise » (c-à-d. tout produit échangé), et avec le « travail abstrait » (c-à-d. le travail effectué contre rémunération). J'ai trouvé très intrigante et assez difficile à comprendre la raison pour laquelle, alors que les théories économiques classiques – que l'on apprend dès le lycée – s'intéressent au prix des produits, mis en relation avec la demande et l'offre (et leurs quantités respectives), afin de s'attarder sur le côté « marginaliste » (dérivée première de la fonction reliant le prix à la quantité), le travail (et son salaire) étant traité exactement à l'instar de n'importe quel autre produit échangé, Marx a éprouvé le besoin de théoriser cette « valeur » plus abstraite, et surtout de la faire reposer sur le travail. Encore plus surprenant a été d'assimiler que ce faisant, le capital devient lui-même le résultat logique – sinon historique – de ce « travail abstrait » : et Marx d'introduire alors deux distinctions ultérieures entre « travail vivant » et « travail mort » (ce dernier étant apparenté au capital), et entre « travail concret » et « travail abstrait » (ce dernier entretenant une proportionnalité inverse avec la productivité). Le point crucial de la démonstration, néanmoins, m'a paru être le suivant : l'appropriation capitaliste de la plus-value s'opère déjà dans la valorisation, donc dans le travail (plutôt qu'à travers l'échange), et surtout, c'est bien à l'intérieur du travail abstrait que se manifeste l'impératif capitaliste de la croissance illimitée. Cet impératif conduit à la contradiction fondamentale inscrite dans le travail capitaliste : d'une part c'est lui qui est « la seule source » de la valeur, d'autre part celle-ci se réduit à mesure que sa productivité augmente. Toutefois, cette équation permet à Jappe de poser son argument fondamental, prisme de compréhension de notre actualité à l'heure du capitalisme mature : la « crise » du dernier stade de ce système économique désastreux, consiste à rendre une partie de plus en plus nombreuse de l'humanité simplement « superflue », son travail étant « improductif » du point de vue de la valorisation.
Sa démonstration peut se résumer comme suit. Dans l'Introduction et le chap. 1er, ces notions marxiennes compliquées sont expliquées avec une profusion de citations et également des exemples « par absurde » : qu'est-ce qu'un produit en-dehors de la valorisation, qu'est-ce que l'activité productive en-dehors du « travail abstrait » capitaliste (cf. cit. 2) ?... Cela porte à s'interroger, au début du chap. 2, sur la question de savoir si les catégories marxiennes sont historiques (relatives à la période pré-capitaliste) ou logiques, telles qu'elles s'avèrent être, dans une optique hégélienne (cf. 'vérité' vs. 'réalité'). Dans la foulée, l'on découvre que la « valeur » devient le véritable « sujet » du capitalisme, et que celui-ci est un « automate », tautologique et irrationnel, ce qui conduisit Marx à l'introduction du concept de « fétichisme », par inversion de la finalité entre l'humain et la marchandise. Dans le chap. 3, l'on commence à apercevoir les effets délétères de la contradiction intrinsèque du capitalisme : comment la valeur entre en « crise » à cause de son accroissement illimité et quelles en sont les répercussions sur le travail. Si les catégories marxiennes sont logiques et non historiques, Jappe entreprend dans le chap. 4 d'analyser le fonctionnement des économies pré-capitalistes : en particulier dans l'Antiquité et à l'époque moderne ; de ce chap., j'ai retenu toutefois la cit. 7, qui contient une interprétation très originale de l'économie soviétique. Dans le même ordre d'idées, dans le chap. 5 sont explorées les analyses effectuées par les anthropologues du fonctionnement économique des sociétés non capitalistes dites « primitives », en particulier par Mauss – auteur du célèbre _Essai sur le don_, et par Marshall Sahlins qui déconstruit le mythe que les sociétés primitives fussent miséreuses ; de ce chap., j'ai retenu la cit. 8 où Karl Polanyi critique un certain déterminisme autant chez les libéraux que chez les marxistes. Enfin la Conclusion situe l'auteur par rapport à certains courants critiques de gauche dont il prend les distances : Bourdieu, le mouvement ATTAC (défini « néo-keynésien...), Hardt/Negri (« La dernière mascarade du marxisme traditionnel »), tandis qu'il se montre plutôt proche de la critique du travail d'André Gorz, de Karl Polanyi et des décroissants tels Serge Latouche.
Table [avec appel des cit.]
Introduction. Le monde est-il une marchandise ?
Chap. 1er – La marchandise, cette inconnue :
- La double nature de la marchandise
- L'abstraction réelle [cit. 1]
- La valeur contre la communauté humaine [cit. 2]
- La richesse au temps de la société marchande
Chap. 2 – Critique du travail :
- Catégories historiques et catégories logiques [cit. 3]
- Le sujet automate
- Ce que les épigones ont fait de la théorie de Marx
- Le travail est une catégorie capitaliste [cit. 4]
Chap. 3 – La crise de la société marchande :
- La valeur en crise [cit. 5]
- Travail productif et travail improductif
- Le capital fictif [cit. 6]
- La politique n'est pas une solution
Chap. 4 – Histoire et métaphysique de la marchandise :
- La métaphysique et les « contradictions réelles »
- L'histoire réelle de la société marchande : l'Antiquité
- L'histoire réelle de la société marchande : l'époque moderne [cit. 7]
- Critique du progrès, de l'économie et du sujet
- Critique de l'économie tout court
Chap. 5 – Le fétichisme et l'anthropologie :
- La valeur comme projection
- Le don au lieu de la valeur
- À cheval volé... [cit. 8]
Conclusion. De quelques faux amis :
- Critique du néolibéralisme ou critique du capitalisme ? [cit. 9]
- Donner vaut-il mieux que vendre ?
- La dernière mascarade du marxisme traditionnel
- Sortir de la société marchande.
Cit. :
1. « Dans la forme valeur, le travail abstrait 'contenu' dans une marchandise se manifeste dans le corps, dans la valeur d'usage d'une autre marchandise. Mais l'égalisation du produit du travail avec une autre marchandise dans laquelle s'exprime immédiatement le travail social n'est pas du tout un procès innocent ou un procédé purement technique. Il s'agit plutôt d'une 'inversion', dont Marx énumère les trois manifestations les plus importantes déjà dans l'analyse de la forme valeur simple. "La valeur d'usage devient la forme phénoménale de son contraire, la valeur [d'échange]" : une chose sensible, le corps d'une marchandise, représente une chose surnaturelle, "suprasensible", purement sociale : la valeur.
"Le travail concret y devient la forme phénoménale de son contraire, du travail humain abstrait" : le travail abstrait, qui n'a pas créé la toile, mais la valeur de la toile, pour exprimer cette valeur utilise le travail concret du tailleur qui a fait l'habit. Le travail du tailleur est dans cet exemple l'équivalent immédiatement échangeable avec toutes les autres marchandises.
Enfin, "le travail privé y devient la forme de son contraire, y devient travail sous une forme immédiatement sociale" : le travail privé, au moment où il entre dans l'échange, devient 'le même travail' que celui de tous les autres participants à l'échange. » (p. 45)
2. « […] le paysan qui fauche l'herbe, le serf qui l'aide et la grand-mère dont la tâche est d'empêcher les poulets de rentrer dans la maison ne confrontent pas leurs travaux pour déterminer leurs parts relatives. […] il est impossible que leurs activités se révèlent à la fin non échangeables dans le contexte donné. Leur nécessité, et leur nécessité dans une certaine quantité (par ex. le fait que trois hommes se consacrent pour trois jours au fauchage), est ici posée d'avance, et personne n'a besoin d'offrir son travail ou son produit à quelqu'un d'autre qui pourra l'accepter ou le refuser. Dans toute situation non réglée par l'échange de marchandises, le travail est distribué avant sa réalisation selon des critères qualitatifs qui obéissent aux besoins des producteurs et aux nécessités de la production. Bien sûr, cette distribution peut tout aussi bien avoir lieu d'une manière non consciente et fétichiste, par exemple lorsqu'elle est déterminée par la tradition ou réglée par des autorités qui suivent des principes injustes ou absurdes. Mais il n'existe pas de travail abstrait, pas d'argent, pas de valeur, pas de marché anonyme, pas de concurrence. » (pp. 56-57)
3. « La transformation d'une somme initiale d'argent en une somme supérieure par le truchement d'une marchandise ne peut devenir le principe de base d'une société que lorsque cette marchandise est d'une nature tout à fait particulière : il doit s'agir de la marchandise qui crée elle-même la valeur. La valeur est constituée par le travail ; ce qui crée la valeur est donc la 'faculté de travail'. Le possesseur d'argent n'achète ni le travailleur (comme c'était le cas dans l'esclavage) ni le travail, mais la faculté de travail de quelqu'un d'autre. […] Mais une fois que le possesseur d'argent, qui investit son argent dans l'acquisition des moyens de production et de la force de travail, les a achetés, il peut, comme avec toute autre marchandise achetée, en disposer comme il veut. Il peut donc faire travailler le possesseur de la force de travail plus de temps que ce qui est nécessaire pour reproduire la valeur contenue dans son prix d'achat. […] C'est l'origine de la 'plus-value' […], qui de son côté donne naissance au profit. Le 'travail vivant', c'est-à-dire le travail dans le moment de sa dépense, est 'la seule source' de la valeur et de la plus-value. En effet, le 'travail mort', c'est-à-dire le résultat du travail passé, tel que les moyens de production (machines et matériaux) mis à disposition du travailleur par le capitaliste, ne crée pas de la valeur, mais transmet seulement sa propre valeur au produit final. C'est pourquoi Marx appelle le capital investi pour acheter de la force de travail 'capital variable' – il augmente par le moyen de ce processus – et le capital investi pour l'achat des moyens de production 'capital fixe'. » (p. 92)
4. « Ensuite [dans les _Grundrisse_ après avoir exprimé de façon assez alambiquée qu'« il ne vise aucunement au triomphe du travail vivant sur le travail mort, et qu'il veut, au contraire, permettre aux producteurs de se libérer du travail vivant » (p. 125)] Marx souligne avec une force particulière le caractère historiquement limité de la valeur :
"Le capital est lui-même la contradiction de ce procès, en ce qu'il s'efforce de réduire le temps de travail à un minimum [accroissement de la productivité], tandis que d'un autre côté il pose le temps de travail comme seule mesure et source de la richesse. […] Il veut mesurer au temps de travail ces gigantesques forces sociales ainsi créées, et les emprisonner dans les limites qui sont requises pour conserver comme valeur la valeur déjà créé." […] "Le temps de travail comme mesure de richesse pose la richesse comme étant elle-même fondée sur la pauvreté". » (p. 126)
5. « La société fondée sur la production de marchandises avec son universalité extériorisée et abstraite est nécessairement sans limite, destructrice et autodestructrice. Ce résultat est déjà renfermé dans son concept, comme Marx l'a mis en relief à chaque occasion : "Mais le capital, en tant qu'il représente la forme universelle de la richesse – l'argent – est la tendance sans bornes ni mesure à dépasser sa propre limite. Toute limite est et ne peut être que bornée pour lui. Sinon, il cesserait d'être capital : l'argent en tant qu'il se produit lui-même. Dès qu'il ne ressentirait plus une limite déterminée comme une barrière, mais se sentirait bien en elle en tant que limite, c'est qu'il serait lui-même retombé de la valeur d'échange à la valeur d'usage, de la forme universelle de la richesse à une existence substantielle déterminée de celle-ci". Le capital qui ne cherche pas à augmenter retombe à l'état de trésor : une accumulation inerte hors de la circulation.
Mais l'abolition finale du capital sera, selon Marx, un effet de son manque de borne, à cause duquel le capital se transforme en la plus grande limite pour lui-même et travaille à sa propre abolition. La "théorie de la crise" est une des parties les plus originales de l’œuvre de Marx […] » (p. 141)
6. « La nécessité de créer de la plus-value continue à exister structurellement dans le capitalisme, mais aujourd'hui elle s'exprime moins dans "l'exploitation" (surtout si cette "exploitation" est identifiée à la "pauvreté", parce que l'ouvrier européen, si grand soit son surtravail, est riche à l'échelle mondiale) que dans le fait qu'une partie croissante de l'humanité est expulsée du procès de production, et donc de toutes les possibilités de reproduction et de survie. L'absorption du travail vivant reste toujours le "carburant" du mode de production capitaliste, mais là où elle fonctionne, elle garantit au moins la survie des exploités. Aujourd'hui, cependant, des peuples entiers ne sont plus "utiles" pour la logique de la valorisation. Non pas une armée grandissante de prolétaires, mais une "humanité superflue" : voilà le stade final du capitalisme, auquel la nécessité continuelle de créer de la plus-value l'a conduit. Le capitalisme a pu triompher sur ses adversaires prétendus, mais il ne peut pas vaincre sa propre logique. C'est le résultat de la contradiction entre les capacités élaborées par le genre humain et leur forme effective aliénée. » (pp. 165-166)
7. « Au XXe siècle, il était devenu impossible d'implanter le mode de production capitaliste dans un pays sans que son économie fût tout de suite ébranlée par l'afflux de marchandises à bon marché provenant des pays déjà industrialisés.
Dans cette situation, la seule possibilité pour prendre part à la "modernité" dans une position non complètement subordonnée était une autarcie forcée : un espace protégé de toute concurrence extérieure devait permettre le développement d'un capitalisme local. C'est en effet ce qui s'est passé en Russie, en Chine et dans beaucoup de pays de la périphérie capitaliste. La "construction du socialisme" en Russie n'était ni une tentative – qui finalement aurait échoué – de construire une société émancipée (comme l'affirmaient ses partisans), ni l'ambition folle de réaliser une utopie idéologique (comme voulaient croire ses critiques bourgeois), ni même non plus une "révolution trahie" par la nouvelle bureaucratie parasitaire (comme le proclamaient ses critiques "de gauche"). C'était surtout une "modernisation tardive" dans un pays arriéré. La marchandise, l'argent, la valeur, le travail abstrait non seulement n'y étaient pas abolis, mais on chercha à les développer jusqu'aux niveaux occidentaux en suspendant le libre marché. L'économie marchande n'y était pas dépassée, mais elle devait être dirigée par la "politique". Il s'est répété en Russie une espèce d'"accumulation primitive" qui impliqua la transformation forcée de dizaines de millions de paysans en travailleurs d'usines et la diffusion d'une mentalité adaptée au travail abstrait. Les ressources de la société étaient canalisées vers la construction des infrastructures et de l'industrie lourde à un degré qu'une économie privée n'aurait jamais pu atteindre. Le commerce extérieur était réduit au minimum, jusqu'à l'autarcie, ce qui permettait dans ce pays énorme de développer une industrie qui aurait disparu à l'instant si elle avait dû résister à la concurrence mondiale. Au début, les succès furent en effet remarquables, et en peu de temps, l'Union soviétique était devenue la deuxième puissance industrielle du monde. Les "démocraties occidentales" se déclaraient horrifiées par les méthodes avec lesquelles ce résultat avait été atteint. En vérité, elles n'auraient dû y voir qu'un résumé des horreurs de leur propre passé. La Russie arriérée avait répété en quelques années ce qui avait pris des siècles à l'Ouest. » (pp. 204-205)
8. « Ce n'est pas seulement par rapport aux sociétés 'primitives', mais aussi par rapport à un passé pas très éloigné que le capitalisme représente une rupture totale entraînant des conséquences catastrophiques. Cette thèse a été défendue avec une vigueur particulière par Karl Polanyi dans son livre _La Grande Transformation_ (1944). Pour l'auteur, l'idée d'un marché autorégulateur, avancée par le libéralisme économique depuis le début du XIXe siècle avec une ferveur religieuse, est une véritable "utopie négative". Pourtant, l'objet de la critique de Polanyi n'est pas le marché en tant que tel, mais la conviction libérale que puisse exister une société entièrement basée sur un marché autorégulateur et ayant la motivation économique comme seule critère d'action. Sa condamnation du capitalisme libéral ne se fonde pas sur le tort fait à une classe particulière, mais sur le mécanisme intrinsèquement autodestructeur d'une telle société. Polanyi critique autant chez les marxistes que chez les libéraux leur conviction que le destin de la société dépend des intérêts des classes et que ces intérêts sont d'une nature essentiellement économique. » (pp. 242-243)
9. « Il n'est pas nécessaire de dresser ici le bilan des horreurs produites par la société marchande dans son actuelle phase néolibérale. Elles sont bien connues. La "main invisible" tant prisée a commencé à frapper tous azimuts. Nous tous sommes en train de devenir "non rentables". Maintenant, les crises ne dérivent plus des imperfections du système producteur de marchandises, mais au contraire de son développement complet. Il n'y a plus de place pour les oppositions et les solutions immanentes au système. Ce n'est pas par parti pris en faveur du radicalisme ou de "l'utopie", mais par 'réalisme' qu'il faut maintenant envisager des issues radicalement anticapitalistes. Il faut abandonner l'illusion que les problèmes posés par le marché puissent encore trouver des solutions sur le terrain de l'économie de marché elle-même. Il sera plus facile de tuer la bête une fois pour toutes. Pendant plus de 150 ans, le mouvement ouvrier et démocratique a accepté l'existence de la bête pour lui appliquer mille chaînes et l'entourer de mille clôtures. On a vu que la première crise de valorisation, la première contestation sérieuse, a suffi pour que la bête oublie qu'elle a été apprivoisée et brise toutes ses chaînes. Le capitalisme rendu "social", "démocratique", "humain", et même "écologique", par un effort séculaire peut redevenir d'un jour à l'autre le capitalisme sans phrases : un système fétiche aveugle, prêt à tout dévorer pour assurer sa survie. » (pp. 249-250)
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