Cette lecture est consécutive à celle du récit autobiographique de Davi Kopenawa intitulé _La Chute du ciel_ : le même peuple amazonien, les Yanoama (alias Yanomami) en fait l'objet, mais ce texte-ci est antérieur à celui de Kopenawa d'environ cinq décennies (ayant été recueilli par le médecin et anthropologue italien Ettore Biocca en 1962-63). Il s'agit du témoignage à la première personne d'une certaine Helena Valero, fillette pré-pubère attaquée avec ses parents en remontant le Rio Dimitri en 1937 (ou 1939 selon la couverture du livre), laissée pour morte dans la forêt par son père et ravie par différentes tribus autochtones. Sous le nom de Napagnouma, « Femme étrangère », elle vécut avec eux pendant environ vingt ans, eut quatre enfants, subit le rapt, la vie d'une fugitive sans feu ni lieu dans la forêt, le veuvage et deux mariages caractérisés par les nombreuses violences réservées à une femme sans parenté masculine pour la défendre dans une société extrêmement féroce et patriarcale. Puis elle retourna « chez les Blancs », mais elle fut déçue et fâchée à la fois de l'accueil très tiède voire indifférent de sa famille, et par une organisation politico-économique qui ne l'intégra qu'à sa marge, comme domestique ayant à peine de quoi se nourrir et se vêtir avec sa famille, et ne lui offrit comme soutien, malgré les promesses, pas même la scolarité de ses enfants.
Les descriptions de la société yanoama dans les deux ouvrages sont complètement différentes : si le chamanisme, les rites d'incinération des morts, l'usage de la poudre hallucinogène dans la transe thérapeutique et divinatoire, la sociabilité inter-tribale par les fêtes « réhao », ainsi que l'économie matérielle basée sur un mélange de chasse, cueillette et culture de petites parcelles défrichées - « roça » - pour la plantation de bananiers, du tabac, du manioc etc., sont semblables ou même identiques dans les deux ouvrages, le récit de Napagnouma est fondé sur une violence qui fait penser exactement à « l'état de nature » de Hobbes. La vie est précaire, les guerres incessantes entre tribus, pour cause de vols, de rapts de femmes avec infanticides afférents, de rivalités en virilisme (polygamie, héroïsme et témérité guerriers, capacité à mobiliser et à commander un grand nombre d'hommes) et surtout à cause d'une série interminable de vengeances d'honneur, le meurtre d'un homme appelant une vendetta immédiate et le soupçon de veulerie étant aussitôt sanctionné. La vie des femmes en particulier se limite à la servitude envers le mâle ravisseur, à des stratégies de protection de sa progéniture par des alliances avec les femmes aînées (belle-mère, belle-sœur ou co-épouse) et souvent par la fugue. Dans cette période, les rapports avec les Blancs sont quasiment inexistants ; par conséquent, en l'absence d'épidémies, de migrations vers l'économie urbaine blanche et d'autres causes de déperdition démographique exogènes, il est probable qu'un certain équilibre ait pu perdurer malgré une telle précarité existentielle.
De tout cela, l'exposé de Davi Kopenawa ne porte trace... sinon pour le démentir formellement, dans un seul chapitre qui semble d'ailleurs singulièrement hors propos par rapport à l'ensemble de son copieux volume. En effet, Bruce Albert affirme en passant avoir été très marqué dans son adolescence par ce livre signé d'Ettore Biocca, et il déclare que, au moment où il entre en contact à son tour avec les Yanoama-Yanomami, leur réputation est très établie quant à leur sauvagerie, férocité et naturel belliqueux. Outre que par cet ouvrage, une telle renommée était documentée par un certain nombre d'études anthropologique américaines ; et l'on peut songer aussi, comme indice du stéréotype de l'Indien amazonien endocannibale et usager désinvolte de flèches au curare (!), à l'aventure de Tintin et Milou intitulée _L'Oreille cassée_ (1935-37)...
L'intention dans la rédaction des deux ouvrages est complètement différente. La démarche de recherche et la méthodologie aussi, puisque Bruce Albert dénonce précisément l'appropriation de la qualité d'auteur de la part de tout anthropologue « vieille école » dont, à l'instar d'Ettore Biocca, l'on ne comprend pas du tout quel a été son rôle ne serait-ce que linguistique dans la rédaction d'un tel récit d'une jeune femme : blanche mais fortement « indigènisée »... L'illusion de l'immobilisme des sociétés considérées jadis comme primitives a été opportunément déconstruite notamment par Claude Lévi-Strauss, de sorte qu'il est très probable qu'en deux générations, et surtout faisant face à un environnement et à des menaces tout à fait inédites, les Yanoama ont changé au point de nous donner l'image de s'être métamorphosés d'une société hobbesienne en une utopie rousseauiste... À notre temps incombe, sans doute, la tâche de nous délurer en nous libérant d'un stéréotype comme de l'autre !
Cit. :
1. « Une femme avait une petite fille dans les bras. Les hommes empoignèrent la petite en demandant : "C'est un garçon ou une fille ?" et ils voulaient la tuer. La mère pleurait. "C'est une petite fille, vous ne devez pas la tuer." Un d'eux dit alors : "Laissez-la, c'est une fille ; nous ne tuons pas les filles. Emmenons-les avec nous pour avoir ensuite des enfants d'elles. Nous tuerons les garçons." Une autre femme tenait dans ses bras un petit de quelques mois à peine. Ils le lui arrachèrent. "Ne le tuez pas", cria une de ses compagnes, "c'est votre fils. La mère était avec vous et elle s'est enfuie quand elle avait déjà cet enfant dans le ventre. C'est un enfant de là-bas !" - "Non", répondirent les hommes, "c'est un fils des Kohorochiwetari. Il y a trop longtemps qu'elle s'est enfuie de chez nous." Ils prirent le petit par ses petits pieds et ils le projetèrent contre le rocher. La tête s'ouvrit et le cerveau blanc gicla sur la pierre. Ils ramassèrent le petit corps qui était devenu violacé et ils le jetèrent au loin. Je pleurais de peur. » (p. 28)
2. « Xaxotami m'emmena chez sa mère dans son 'tapiri' [cabane dans la forêt]. "Qui est-ce ?" dit sa mère. "D'où vient-elle ?" Xaxotami répondit : "C'est Napagnouma [femme blanche, femme étrangère]. C'est la Blanche que les nôtres ont prise avec les femmes Kohorochiwetari et que les Kohorochiwetari n'ont pas voulu donner. C'est à cause de cela que nos hommes sont devenus ennemis et ont marché contre eux." Xoxotami poursuivit : "Elle est maigrichonne ; personne n'a voulu d'elle. Je l'ai aidée et je l'ai amenée ici ; à présent elle restera avec nous." Sa mère me regarda et dit : "Il y a ici beaucoup de jeunes gens qui n'ont pas de femmes. Cette Blanche restera avec moi ; aucun ne doit ensuite venir la prendre pour lui." Elle dit ensuite à haute voix : "Tout le monde doit écouter. Il y a ici beaucoup d'hommes sans femmes. Bientôt elle deviendra femme, et personne alors ne devra l'emmener loin de moi." Elle me prit par le bras et m'emmena à son hamac. "Repose-toi maintenant ; tu dois être fatiguée du long chemin." » (pp. 37-38)
3. « Ceux qui avaient tué restèrent isolés ; ils mangeaient seulement des bananes, de celles longues. Il leur était défendu de parler avec les autres. Seulement quelques vieillards avaient le droit de parler avec eux ; ils ne pouvaient absolument pas parler aux femmes. Ils ne s'étaient pas lavés avant d'arriver et ils ne s'étaient pas peints : ils étaient sales. Le noir qu'ils avaient mis sur leur corps quand ils été allés faire la guerre avait fondu au cours du voyage de retour. Ils disent que lorsque le corps qu'ils ont tué est brûlé, leur haleine sent mauvais comme cette fumée fétide. Un jour un 'ounoucaï' [guerrier qui tue] dit : "Cette nuit, pendant que je dormais, la fumée fétide est sortie de mes narines." "Alors celui que tu as tué a été brûlé, lui répondit son père. Dans trois jours tu iras te baigner." Ils disent que lorsqu'ils ont senti la fumée fétide sortir de leur nez, ils sont plus légers. Le 'touchawa' [chef de tribu] dit : "Moi aussi, je me sens léger. On dirait que je n'ai même pas de corps quand je marche. Demain nous irons nous baigner dans l'igarapé." » (p. 71)
4. « Au milieu de la place de ce grand 'chapouno' [maison collective] se trouvait un 'tapiri' à l'écart. Dans ce 'tapiri', un jeune homme alla vivre avec son hamac et rien d'autre. On me dit qu'il allait là pour apprendre à devenir 'Hékoura' [esprit ou chaman]. Aucune femme n'avait le droit de s'approcher de l'endroit où était ce jeune homme, même pas sa mère parce que, disait-on, les Hékoura ont le dégoût des femmes et ils les fuient. Seulement un garçon qui n'avait pas encore quinze ans allait dormir avec son hamac dans ce 'tapiri' pour souffler sur le feu et mettre du bois. Celui qui était en train d'apprendre ne devait pas se baigner et devait s'efforcer de ne pas toucher la terre de ses pieds, sans cela les Hékoura seraient retournés dans les montagnes d'où ils descendaient pour venir vers lui. Le jeune homme n'avait le droit de manger presque rien. Il ne pouvait absolument pas manger de viande. Après environ deux jours qu'il était ainsi isolé, les hommes allèrent prendre du miel d'abeilles, ils le mirent dans une de ces casseroles coniques en terre cuite et lui en donnèrent un peu dans une petite 'couia' blanche bien grattée. […]
[…]
L'élève prenait beaucoup d' 'épéna' [poudre hallucinogène]. Ce n'était pas le maître qui soufflait l' 'épéna' dans son nez, mais un jeune homme qui n'avait pas connu de femmes. Il soufflait trois fois dans une narine, trois fois dans l'autre, puis il se retirait. Même pendant la nuit, il continuait à prendre de l' 'épéna' par le nez ; son visage devenait foncé à cause de l' 'épéna'. Le maître qui allait chez lui le matin de bonne heure vérifiait si le jeune homme se rappelait de souffler dans le nez de l'élève […] Même le vieux 'chapori' [chaman] qui enseignait prenait de l' 'épéna' : c'étaient les autres hommes qui soufflaient dans le nez du maître.
[…]
Le maître enseignait beaucoup de choses, on ne sait pas bien lesquelles parce qu'il enseignait seulement la nuit. Il faisait éteindre le feu parce que, disait-il, les Hékoura ne peuvent pas approcher s'il y a de la lumière. Nous qui vivions autour, nous ne pouvions pas faire de feu. […] Dès que le vieux maître finissait de parler à voix basse, il commençait à changer ; on pouvait alors rallumer le feu.
Quand l'apprenti sorcier était tellement ivre d' 'épéna' qu'il ne pouvait même plus se tenir debout, un homme se mettait debout derrière lui et le soutenait, tandis que celui qui enseignait allait en avant et en arrière en chantant afin que le jeune fît de même. Il devait répéter les chants que le maître enseignait. » (pp. 79-81)
5. « Vers neuf heures, l'enfant naquit ; il était violacé, il ne bougeait pas. Je le regardai et pensai : "Il est mort, qu'est-ce que je dois faire ? Je vais prendre des feuilles de pichaansi pour l'envelopper et je l'enterrerai dans un trou de tatou." J'avais vu une tanière non loin. Je m'éloignai, triste, lentement, pour chercher ces feuilles. Je ne ressentais déjà plus de douleurs. […] Je grimpai sur une liane qui était comme une échelle de jabouti, et j'en cueillis beaucoup. Je marchais déjà bien. Lentement, je revins vers le petit. Quand j'étais déjà près du grand arbre, j'entendis un gémissement […]. Je courus. C'était l'enfant, tout plein de fourmis qui le mordaient par ci par là. Il était tout couvert de fourmis.
Je n'avais rien fait à l'enfant ; je n'avais pas coupé l'ombilic. […] De cela je me rappelais, on me l'avait dit quand j'étais enfant : "Si un enfant naît et qu'il ne peut pas respirer, suce l'eau de ses narines, il y en a toujours." Je suçai. Il en sortit une vilaine eau ; le petit respira mieux. Alors, je mis dans les feuilles tout ce qui était né avec l'enfant, j'en fis un paquet et je pensai : "Je vais le mettre dans la tanière du tatou." Je n'éprouvais plus de douleurs. » (pp. 208-209)
6. « La sœur du 'touchawa' prit mon fils aîné par la main pour l'emmener pleurer avec les autres. L'enfant n'avait jamais voulu s'éloigner du hamac de son père mort et sa tante lui disait : "Ton père est parti, mon fils." Autour du bûcher, la sœur disait dans sa plainte chantée : "Oh mon frère, tu m'as laissée ; frère, si tu rencontres notre père, dis-lui : <Père, rentrons ensemble dans le 'chapouno'.> Mon frère, tu étais Hékoura ; tu étais l'Hékoura qui savait le plus de choses parmi les Hékoura ; tu étais celui qui enseignait à tous à devenir Hékoura ; aujourd'hui tu es mort et personne n'est allé te venger." Son frère, Chamawe, disait : "Mon frère, mon guide, notre guide !" Cet oncle de mon fils, cousin du 'touchawa', embrassait mon fils, son neveu et disait : "Ce chant que je possède, ce chant d'Hékoura te montrera, quand tu seras grand, le chemin des Hékoura. Ton père mort voulait te l'enseigner lui-même ; maintenant il est mort et je t'enseignerai à être Hékoura." Cet homme embrassait mon fils et ses larmes tombaient. C'était Koumaïwe, frère de ce vieillard de Patanawétéka. Tous pleuraient, pleuraient. Le frère plus jeune du 'touchawa' pleurait moins que les autres et me regardait. Moi, toute seule avec mon fils malade, je pleurais pendant que la pluie tombait. La pluie était forte, mais le feu était haut […] les flammes s'élevaient. Ils commencèrent à brûler le corps vers une heure ; quand la nuit tomba, tout avait brûlé[...] » (pp. 334-335)
7. « Quand Akawe revint, j'habitais chez les Kouritatéri avec cette sœur à lui qui était très bonne. Mon quatrième fils était né et il avait déjà plusieurs mois. Je disais toujours que j'aurais fui chez les Blancs. […]
Akawe me demanda : "Allons-nous fuir chez les Blancs ?" Je lui répondis : "Comment se fait-il que tu me demandes cela ?" Il ajouta : "Je veux fuir, trop de gens désirent me tuer." Après qu'il eut tué ce chef Chamatari, il avait peur de la vengeance ; il n'était plus l'ami des Pichaansétéri. "Les Pichaansétéri m'ont trompé : s'ils viennent ici, je les tuerai", dit-il. Alors je répondis : "Si tu emmènes tous mes enfants, je fuirai. Je ne peux pas laisser ici mes fils, parce que si nous fuyons, les autres, par vengeance, les tueront." - "Nous fuirons loin", répondit-il. Il voulait vraiment fuir et aller chez les Blancs. Il avait peur.
Le soir, il demanda aux Kouritatéri : "Voulez-vous m'accompagner ? Je veux aller reprendre le fils de Napagnouma qui est resté chez le vieux Pounabouétéri ; il est grand maintenant, il chasse ; il doit rester avec nous. " - "C'est juste", dirent les autres. J'avais de la joie dans le cœur. C'était la nuit et il cria : "Pei haw ! Allons tous !" Je laissai les deux enfants plus petits avec une vieille femme et nous allâmes. » (pp. 427-428)
8. « Je répondis : "Mon père s'appelle Carlos, ma mère Clemencia da Silva ; j'ai deux frères : un s'appelle Luis Valero, le plus jeune Anisio, ma sœur Ana Teresa." Il écrivait tout. - "Alors c'est vrai", dit-il, "tu es ma sœur. […] "
[…] Il semble que mon père demanda à ma mère : "Que faisons-nous ? Le Gouvernement nous a donné seulement quelques jours pour trouver les papiers ; si nous revenons, nous perdons ces jours." […] Nous nous rencontrâmes ainsi après beaucoup de jours ; mon frère Luis écrivit en disant qu'il ne voulait pas que nous allions à Manaos chez eux. Il avait honte de moi, il demandait pourquoi je revenais. J'aurais dû rester là-bas dans la forêt. Je pleurai beaucoup de douleur et de colère. Akawe parla à mon père et me demanda de traduire : "Prends cet enfant, élève-le, et quand tu seras vieux, il sera ton compagnon. Je ne veux pas qu'il souffre de la faim et qu'il soit maltraité, parce que je l'aime beaucoup." Il prit son fils aîné, qui aujourd'hui s'appelle Carlinhos, et le donna à mon père. Puis il continua : "Je crois que je retournerai chez les miens." » (p. 438)
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