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[Epicure aux enfers | Aurélien Robert]
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Posté: Hier, à 16:23
MessageSujet du message: [Epicure aux enfers | Aurélien Robert]
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La thèse la plus souvent accréditée en histoire de la philosophie est que l'année 1417, lorsque l'humaniste italien Poggio Bracciolini rapporta d'Allemagne un manuscrit du grand poème de Lucrèce, _De natura rerum_, dans lequel se trouvait résumée toute la philosophie épicurienne, marque la fin du Moyen Âge – l'expression « media tempestas » étant elle-même une invention humaniste – et donc l'entrée de l'Occident dans la Renaissance et de ce fait dans sa modernité. Outre le champ philosophique, cette thèse a été également réaffirmée par le livre à succès de Stephen Greenblatt, _Quattrocento_, qui m'avait convaincu, moi aussi, il y a dix ans. Or cet essai d'une très grande profondeur, précision et amplitude de sources s'attelle à déconstruire cette idée, en contestant l'image révolutionnaire de l'humanisme en tout cas par rapport à un mythique « retour d’Épicure à la Renaissance ». Le Moyen Âge, démontre-t-il, n'a jamais cessé de parler d’Épicure et d'épicurisme. Si une transformation de la pensée du philosophe antique en la figure honnie et inventée de l'épicurien hédoniste et athée, repoussoir du christianisme, ainsi que du judaïsme et de l'islam, fondée les principes et les méthodes rhétoriques de l'hérésiologie, cette transformation remonte d'une part à une période bien plus ancienne que le Moyen Âge, en fait à l'Antiquité tardive et à la concurrence de l'épicurisme avec le christianisme dans l'Empire romain d'Orient, notamment au IIe siècle, et d'autre part elle est demeurée une image populaire, déformée jusqu'à la caricature, véhiculée par la prédication pastorale, mais incapable d'occulter totalement la connaissance discrète, d'abord presque clandestine, mais beaucoup plus positive d’Épicure lui-même. Par conséquent, la réhabilitation de la figure historique du philosophe grec a eu lieu bien avant la Renaissance, en fait dès le XIIe siècle, tout d'abord par Abélard. Comme il est compréhensible dans ces cas-là, des tentatives de syncrétisme savant ont été effectuées pour rendre Épicure compatible avec la doctrine aristotélicienne unanimement approuvée et enseignée, voire même de réduire au minimum ses incompatibilités avec la foi chrétienne incontestable. Pourtant, si de telles tentatives de « sauver Épicure » s'avèrent précédentes par rapport à la Renaissance, celle-ci n'a pas non plus produit une véritable et complète adhésion à l'épicurisme, pour laquelle il faudra attendre le XVIIe siècle et Pierre Gassendi : « l'humanisme était d'abord chrétien », et Pétrarque n'aurait pas placé Épicure ailleurs que dans le Sixième cercle de l'Enfer de Dante, le cercle des Hérétiques, seul parmi les philosophes antiques et même certains musulmans...
La structure de l'ouvrage s'organise donc autour de deux grands axes : celui de la « démonisation » d’Épicure et des épicuriens – comportant les 3 premières parties et les chap. 1 à 9 – et celui de la « réhabilitation » - contenu dans les parties IV et V correspondant aux chap. 10 à 14. Plus précisément, la Première partie s'occupe de l'invention de l'image de l'épicurien hérétique : elle démontre que la doctrine épicurienne était conçue comme une religion (chap. 1er), qu'elle était donc en concurrence avec le christianisme des origines (chap. 2) et que les moyens de cette concurrence consistaient dans les inculpations réciproques pour hérésie (chap. 3). La Partie II traite de la manière dont la pensée épicurienne a été transformée en la figure haïssable de l'épicurien, pas le christianisme (chap. 4), le judaïsme (chap. 5) et l'islam (chap. 6). La Partie III se penche en détail sur les contenus de la prédication anti-épicurienne chrétienne, de façon chronologique (chap. 7 et 8) avec un détour spécifique sur la poésie au Moyen Âge et tout particulièrement sur Dante et sa _Divine comédie_ (chap. 9) vis-à-vis d'autres œuvres du grand poète italien. La Partie IV consacrée au début de la réhabilitation, commence aussi de façon chronologique (chap. 10) et s'arrête spécifiquement sur le genre renouvelé des Vies des philosophes (chap. 11). La Partie V se concentre sur des aspects particuliers de la récupération épicurienne, réunis sous la catégorie du concept de « plaisir » en dialectique avec la « vertu » : la synthèse entre épicurisme et aristotélisme (chap. 12), la question de la naturalité et de la nécessité ou non du plaisir sexuel, notamment dans la perspective des médecins notamment italiens (chap. 13), et enfin sur ce qui semble être une ouverture humaniste vers l'épicurisme mais qui en réalité ne l'est pas complètement (chap. 14).
Je supposais cette lecture exigeante, et j'ai peut-être péché d'immodestie en l'abordant, ce qui m'a coûté un temps supérieur à mes prévisions et une capacité de concentration mise à dure épreuve. (Cette note de lecture a été également très prenante.) Je pensais devoir affronter davantage de difficultés sur l'épicurisme, mes connaissances en philosophie grecque et en histoire de l'Antiquité tardive étant extrêmement limitées, mais en fait la partie ardue a consisté surtout à essayer de retenir l'immense liste des noms et des œuvres des philosophes médiévaux (et humanistes), à en comprendre les innovations, les hardiesses et les conservatismes, dans une démonstration qui réfute les discontinuités par principe. Je me permets de rappeler qu'il est opportun de bien garder à l'esprit que ceci n'est pas (principalement) un essai sur l'épicurisme, mais bien sur sa réception par la théologie et la philosophie médiévales. Par contre, je l'ai trouvé particulièrement limpide, d'autant plus que le fil de la démonstration est périodiquement récapitulé à la fin de presque tous les chapitres ; son architecture est également impeccable et les notes de fin d'ouvrage aident énormément la lecture. Les conséquences de cette démonstration sur la conception de la modernité, il est presque inutile que je les mentionne – quiconque prendra en main ce livre en aura eu l'intuition dès le départ.



Table [avec appel des cit.]

Introduction

Partie I – L'épicurien hérétique

Chap. 1er – La religion d’Épicure :

La piété épicurienne
La théologie matérialiste d’Épicure [cit. 1]
Le prétendu athéisme d’Épicure
Les racines supposées de l'immoralisme épicurien
Une diaspora méditerranéenne [cit. 2]

Chap. 2 – Une lutte pour la reconnaissance :

Les apologistes chrétiens contre les philosophes païens [cit. 3]
Des épicuriens contre les chrétiens ?

Chap. 3 – Les origines païennes de l'hérésie :

Le sens de l'hérésie
Les listes d'hérésies de l'Antiquité au Moyen Âge
L'épicurien, le nom [cit. 4]

Partie II – Figures de papier : le philosophe, le poète et le quidam

Chap. 4 – Portraits bibliques :

Le système des gloses
Les gloses sur les Actes de apôtres
Mangeons et buvons, car demain nous mourrons
'Omnia vanitas'
'L'insipiens' des psaumes

Chap. 5 – 'Apikoros' : le nom de l'hérésie dans la tradition rabbinique :

Traces d’Épicure dans les milieux juifs hellénisés
L'épicurien dans la Mishna [cit. 5]
L'épicurien dans le judaïsme médiéval

Chap. 6 – L'épicurien des cosmologies sans dieux de l'islam :

L'épicurisme comme effet de traduction
Les traductions d'Averroès et le choix de la référence épicurienne
Les penseurs du 'dahr' ou les avatars arabes de l'épouvantail épicurien
La source scripturaire du concept de 'dahriyya'
Le temps et le plaisir dans la poésie préislamique
La connaissance d’Épicure en terre d'islam
La place de l'épicurien dans l'hérésiologie islamique

Partie III – Le moment pastoral

Chap. 7 – La prédication ainti-épicurienne :

La prédication de Pierre
Le modèle augustinien du sermon anti-épicurien
L'exemple de Julien de Vézelay
L'art de prêcher avec des fantômes

Chap. 8 – Théologie des vanités :

Un traité anonyme du XIIIe siècle contre les épicuriens
Comment « embarquer » l'épicurien ?
L'éthique à l'horizon
Une pédagogie anti-épicurienne ?

Chap. 9 – Le sixième cercle :

L'épicurien dans la poésie européenne du Moyen Âge [cit. 6]
Retour au sixième cercle
Les nouveaux épicuriens
Deux aspects du discours de Dante contre les épicuriens

Partie IV – Sauver Épicure [cit. 7]

Chap. 10 – La renaissance d’Épicure au XIIe siècle :

Pierre Abélard et la béatitude comme plaisir intellectuel
Un chasseur de manuscrits au XIIe siècle : Guillaume de Malmesbury
Jean de Salisbury et la possibilité d'un épicurisme chrétien

Chap. 11 – Vies majuscules :

L'histoire médiévale d'un genre littéraire antique
Les Vies d’Épicure à partir du XIIIe siècle
Jean de Galles et l'ambiguïté de l'épicurisme
Giovanni Colonna et les débuts de l'humanisme
Pétrarque et l'humanisme anti-épicurien
Les Vies des philosophes à la Renaissance

Partie V – Le retour du plaisir

Chap. 12 – Épicure et l'aristotélisme latin :

Aristote et Épicure
La réception de l'_Éthique à Nicomaque_ au Moyen Âge
Némésius d'Emèse et le calcul des plaisirs
Épicure à Byzance
La place d’Épicure dans l'éthique d'Albert le Grand

Chap. 13 – Plaisir sexuel et mélancolie amoureuse :

Épicure et le plaisir sexuel
Nécessité du plaisir sexuel et vanité de l'amour : d’Épicure à Lucrèce
Galien, défenseur du plaisir sexuel
Des bienfaits du coït
Le plaisir dans l'école de Salerne [cit. 8]
Le plaisir naturel et la censure
Les médecins italiens entre le XIIIe et le XIVe siècle
Pietro d'Abano en débat avec Épicure

Chap. 14 – Une saison épicurienne :

Une nouvelle définition du bonheur selon Matteo Garimberti
Cosimo Raimondi et la première « défense d’Épicure »

Conclusion



Cit. :


1. « Les épicuriens ne voulaient donc pas abolir la religion, mais la réformer. En revenant aux idées premières et naturelles des dieux, antérieures à toute forme de religion instituée, ceux-ci n'ont pas l'allure du démiurge dans le _Timée_ de Platon ou du premier moteur de la _Métaphysique_ d'Aristote. Leur rôle n'est absolument pas métaphysique, il est essentiellement éthique. Comme l'explique Épicure dans sa _Lettre à Ménécée_, "adonnés en toutes circonstances à leurs propres vertus, [les dieux] sont favorables à ceux qui leur ressemblent et considèrent comme étranger tout ce qui n'est pas tel". Même si les dieux accordaient des faveurs aux hommes, ils ne le feraient qu'à condition que ceux qui en bénéficient leur ressemblent, peu ou prou. En réalité, vouer un culte aux dieux, ce n'est pas attendre une action de leur part dans le monde, mais seulement espérer la reconnaissance morale. Leur rendre un culte a donc deux fonctions principales : maintenir en vie ces représentations des dieux comme des modèles éthiques et maintenir l'ordre social instauré par les cultes publics pour ne pas causer de troubles dans la société. On comprend dès lors qu’Épicure ait été considéré comme une sorte de dieu mortel dans sa communauté parce qu'il illustrait par sa vie et ses mœurs ce que nous donnent à voir et à penser nos images naturelles des dieux. » (p. 32)

2. « À partir du IIIe s. apr. J.-C., pour des raisons inconnues, on ne trouve plus aucune trace d'écoles épicuriennes et, à la fin du IVe s., saint Augustin les déclare tout à fait mortes, évoquant même "des cendres refroidies d'où il ne sort plus la moindre étincelle contre la foi chrétienne".
Le IIe s. serait donc l'âge d'or de l'épicurisme oriental. À en croire le texte de Plutarque cité plus haut, les épicuriens étaient même prosélytes et cherchaient à recruter un peu partout dans les provinces d'Orient. Quant à Diogène d'Œnanda, qui affichait l'épicurisme sur les murs de sa cité de Lycie, il ne cachait pas son projet utopique de faire naître des communautés épicuriennes un peu partout, jusqu'à ce qu'elles remplacent définitivement les autres communautés politiques et religieuses. Il insère au passage la remarque suivante à propos de sa méthode :
"[…] même si je ne prends pas part aux affaires publiques, j'affirme ces choses par l'intermédiaire de cet écrit comme si j'agissais effectivement, m'efforçant de montrer que ce qui est utile à notre nature, c'est-à-dire l'absence de trouble, est la même chose pour un seul et pour tous."
Le message inscrit sur ce portique se voulait persuasif autant que performatif. Celui qui lisait devait être transformé par cette lecture. [...]
La philosophie épicurienne ne s'affichait pas seulement sur les murs d'Œnanda. Le Jardin fut la secte qui produisit le plus grand nombre de sculptures à l'effigie d’Épicure, ainsi que de nombreux objets à sa gloire. Cette multiplication de marques visibles de l'épicurisme faisait déjà dire à Cicéron : "Impossible cependant d'oublier Épicure, même si je le désirais, car nos amis possèdent son portrait non seulement sur des tableaux, mais sur des coupes et sur des bagues." Bernard Fischer insiste à juste titre sur le fait que cette importante statuaire faisait partie d'une stratégie globale de recrutement des futurs épicuriens, tout en assurant parallèlement le culte mémoriel du grand maître du Jardin dans les centres éloignés d'Athènes. […]
Ces brèves remarques permettent de préciser le contexte dans lequel s'est mis en place le discours sur l'hérésie épicurienne à partir du IIe s.. D'abord parce que l'histoire et la géographie des premières hérésies chrétiennes et de l'épicurisme coïncident parfaitement. Au IIe s., les premières communautés chrétiennes installées en Asie Mineure, en Syrie, en Palestine et en Égypte devaient côtoyer, de près ou de loin, des communautés épicuriennes dont le fonctionnement venait concurrencer le leur dans l'espace public. En effet, si les épicuriens ne se mêlaient pas directement de politique, ils manifestaient néanmoins leur présence sur leur territoire, tant par leurs pratiques que par la publication de leurs idées. Comme les autres, ils voulaient convertir de nouveaux fidèles. Ensuite, parce que l'épicurisme pouvait être perçu comme une secte religieuse qui manifestait sa piété dans l'espace public. Dans le contexte de l'Empire romain oriental, les épicuriens devaient être considérés non seulement comme des philosophes professionnels aux doctrines parfois opposées à la foi juive et chrétienne, mais aussi comme les adeptes d'une religion qui menaçait de gagner du terrain dans cette partie de la Méditerranée. Reste à comprendre comment s'est manifestée cette lutte entre sectes rivales. » (pp. 45-47)

3. « Dans une seconde apologie, adressée cette fois au Sénat, c'est Épicure qui est visé, à travers un rapprochement avec les poètes. Voici ce que Justin [de Naplouse, apologiste chrétien, mort en 165] écrit :
"À en juger sainement, les enseignements qui sont les nôtres ne sont pas honteux, mais au contraire supérieurs à toute philosophie humaine ; si l'on n'en convient pas, du moins ne sont-ils pas comparables aux enseignements poétiques de Sotadès, de Philénis, d'Archestratos, d’Épicure et d'autres semblables, dont il est permis à tous de prendre connaissance, soit en lecture publique, soit par écrit."
Plusieurs remarques s'imposent sur ce texte très important. Le choix des poètes est lourd de sens : Sotadès était connu pour ses poèmes obscènes, Philénis était l'auteure supposée d'un traité sur l'art de la sexualité, et Archestratos était réputé pour son poème gastronomique. Les associations sont rapides – magie, poésie, hédonisme – et la rhétorique on ne peut plus claire : d'un côté on autorisait partout cette littérature, de l'autre on incriminait les chrétiens pour leurs mœurs légères. L'insistance sur le caractère public de ces écrits servait à contrebalancer l'accusation de pratiquer leur religion en secret, ce qui n'était pas toléré dans l'Empire romain. Valait-il mieux la publicité des poètes et des philosophes ou le secret des chrétiens ? […] On le voit, dans ces apologies qui se prétendaient philosophiques, il n'était le plus souvent question que de morale et de pratique religieuse.
Chez d'autres apologistes, la violence envers les philosophes se faisait plus forte encore. Ainsi, Tatien le Syrien, un païen converti dans la seconde moitié du IIe s., n'hésitait pas à les faire passer pour des adolescents attardés, qui se négligeaient dans un loisir sans but. » (pp. 52-53)

4. « On voit apparaître dès le XIIe s. une nouvelle étymologie du terme "épicurien". Avant cela, la plupart des lexicographes, jusqu'à Papias au XIe s., définissaient les épicuriens sur le modèle d'Isidore de Séville, c'est-à-dire comme ceux qui tombent dans l'une ou l'autre des erreurs d’Épicure. Quant à l'étymologie proprement dite, l'_Elementarium_ de Papias comme l'anonyme _Liber glossarum_ expliquaient de manière tout à fait correcte le sens du nom grec 'Epikouros', assez rare il est vrai, comme celui qui vient en aide aux autres ('Epicurus epikuros latine auxiliator'). […] Mais il fallait supprimer cette connotation positive qui pouvait rappeler la foi des épicuriens en leur philosophe sauveur. À partir du XIIe s., on remplaça cette étymologie par cette autre : "Épicure" signifiait désormais "superficiel". Comme le résume très bien Guillaume de Conches :
"Et on les appelle les épicuriens relativement à Épicure, le premier maître de cette secte. On l'appelait ainsi parce qu'il enseignait à soigner ('curare') la partie supérieure, c'est-à-dire la chair ; en effet, 'epi' signifie "dessus"."
Il n'est pas impossible que cette invention repose sur les vers célèbres des _Épîtres_ d'Horace […] dans lesquels il se présente comme un pourceau d’Épicure à la peau bien soignée ('bene curata cute'). Quoi qu'il en soit, quelques années plus tard, le juriste et grammairien Huguccio de Pise précise cette étymologie dans ses _Derivationes magnae_, rédigées vers 1160. Il répète que le nom 'Épicure' et son dérivé 'épicurien' signifiaient en latin ce qui reste à la surface de la peau – raison pour laquelle ces personnes-là ne reconnaissent d'autre plaisir que celui du corps. L'épicurien portait ainsi le sensualisme jusque dans son nom. » (p. 71)

5. « Dans le Talmud de Babylone, 'l'apikoros' devient même celui qui provoque les autres, qui défie ses maîtres et rejette l'étude de la Torah. Un rebelle donc, un mécréant peut-être, mais en aucun cas un philosophe et encore moins un leader d'une secte dissidente. Le Talmud Babli rapporte ainsi l'histoire de Rabbon Joshuah ben Hananiah qui, se rendant à la cour d'un empereur romain, rencontre un "épicurien" niant, par un simple geste de la main, la présence des dieux dans notre monde. […]
Petit à petit, le lien historique avec l'école philosophique qui a donné son nom à la figure de l'hérétique s'est distendu, s'est perdu. Comme chez les chrétiens, l'extension de cette catégorie s'est progressivement élargie jusqu'à englober tous ceux qui ne se pliaient pas, d'une manière ou d'une autre, à la Loi et à l'autorité de ses dépositaires. L'étiquette 'apikoros' aurait ainsi acquis progressivement la fonction de repoussoir universel pour les rabbins, leur offrant un moyen efficace, parmi d'autres, de se donner une identité intellectuelle et religieuse, et de souder par là leur communauté. » (p. 98)

6. « La poésie médiévale a donc retenu comme caractéristique principale de l'épicurien son rapport au plaisir, érigé en mode de vie, ainsi que les conséquences morales et politiques d'un tel hédonisme. La dimension hérétique ou hétérodoxe est passée à l'arrière-plan, sauf à devenir objet de raillerie, comme dans la parodie de religion des _Carmina burana_. Cependant, dans les œuvres italiennes auxquelles Dante a pu avoir accès, on assiste à un premier déplacement vers une qualification plus précise des mœurs de l'épicurien : il n'en fait qu'à sa tête et ne vise que des biens mondains, pas seulement le plaisir.
Le cas de Dante tranche donc quelque peu dans ce paysage intellectuel auquel il emprunte toutefois plusieurs éléments pour en faire un usage qui lui est propre. Le ton du chant X de l'_Enfer_ est en effet beaucoup plus grave et le plaisir n'est plus au cœur de son discours. C'est que la doctrine des épicuriens et leur hérésie touchent au cœur de la _Divine comédie_ - le statut et le devenir de l'âme après la mort – et remettent en cause son projet poétique et théologique. En choisissant cette forme et cette langue, Dante tente de faire la synthèse des différentes traditions que nous avons évoquées jusqu'ici. » (p. 164)

7. « [… Pour Jean Gerson, chancelier de l'Université de Paris, dans un sermon prononcé à la Toussaint de 1401] cet Épicure-ci ['Epicurus ille' d'après Sénèque] était presque chrétien, tandis que "l'autre Épicure" devait périr en enfer. […]
On l'aura compris, 'l'alter epicurus' n'est autre que l'épicurien visé par toute la tradition apologétique, hérésiologique et pastorale que nous avons reconstruite ici. […] Mais au regard de ce que nous avons montré dans les chapitres précédents, il semble que le véritable changement tienne au fait que, pour la première fois, un sermon reconnaissait la distinction qui justifiait jusqu'alors le décalage entre la réflexion philosophique des théologiens d'un côté et leur discours pastoral public de l'autre. En revanche, la réhabilitation de la figure historique d’Épicure n'a pas attendu le XVe siècle pour voir le jour. Seulement, ce n'est pas dans les sermons ou dans les traités de théologie à visée pastorale qu'il fallait chercher ces témoignages.
Certains, on l'a vu, ont cru percevoir les signes avant-coureurs d'une telle dualité chez Dante. Mais il faut remonter bien en amont pour découvrir les sources sur lesquelles se fonde l'analyse de Jean Gerson. Elle repose en effet sur une longue tradition qui débute au XIIe s., à l'époque de Pierre Abélard, et se poursuit de manière ininterrompue jusqu'au XVe s..
Au départ, il s'agissait simplement de trouver une place à la sagesse païenne au sein du christianisme en utilisant ce qu'on pourrait appeler "l'argument de la honte". Les chrétiens devraient se sentir honteux d'être moins sages que certains philosophes païens qui n'avaient pas reçu le message du Christ et de ses apôtres. Ils devraient même avoir honte d'être moins sages qu’Épicure ! Pour ce faire, un véritable travail historique et philologique a été effectué par de grands érudits dès le XIIe s.. Le résultat de ces recherches a ensuite été formalisé dans des recueils de vies exemplaires de philosophes antiques. Ce genre, en gagnant progressivement en autonomie, a véritablement sauvé Épicure en le séparant de la figure de l'épicurien. À défaut de placer à nouveau ce philosophe au paradis, ce lent travail d'érudition, qui n'a cessé de s'accroître jusqu'à la Renaissance, a permis de faire sortir de nouveaux textes épicuriens des enfers des bibliothèques.
Il faut donc réviser l'hypothèse de Maria Rita Pagnoni, sa périodisation et ses présupposés, pour lui substituer celle-ci : c'est bien une longue tradition médiévale qui a engendré un horizon d'attente philosophique parmi les lettrés, au point de pousser les humanistes de la Renaissance à chercher de nouveaux témoignages sur Épicure. Elle est en grande partie passée inaperçue en raison de l'omniprésence du discours pastoral. Pourtant, sans ce travail des savants du Moyen Âge, il n'est pas certain que les humanistes se seraient intéressés d'aussi près à Épicure et Lucrèce. » (pp. 184-185)

8. « Au XIIe s., plusieurs médecins de l'école de Salerne semblent avoir opté pour l'interprétation de Constantin l'Africain. C'est le cas de Barthélémy de Salerne, un médecin probablement né vers 1110 et qui utilise le traité _Sur le coït_ pour commenter _L'Art médical_ de Galien, afin de distinguer nettement le point de vue de la préservation de l'espèce et celui de la santé individuelle. En vérité, explique-t-il, Épicure défendait un usage modéré de la sexualité, bien qu'il jugeât préférable d'enseigner l'abstinence d'un point de vue éthique. Ce pieux mensonge ('pium mendacium'), comme il l'appelle, aurait eu une vocation pédagogique. Barthélémy de Salerne considère pour sa part la sexualité comme un phénomène strictement naturel, qui ne saurait faire l'objet d'aucun jugement moral. Le fait que les uns s'abstiennent, quand les autres mènent une vie sexuelle débridée, ne tient pas tant à des options éthiques, ou à un contrôle conscient de la volonté, des passions ou de nos croyance, qu'à de simples dispositions corporelles. Aussi, précise-t-il, non sans une pointe d'ironie, lorsque les religieux prétendent observer l'abstinence sexuelle grâce à leur seule foi, ils doivent en réalité cette grande maîtrise à la froide complexion de leurs testicules. […]
[…]
Il est clair que ces textes salernitains préfigurent ce que l'on trouve ensuite chez les étudiants et maîtres ès arts parisiens qui s'intéressaient à la sexualité du point de vue de la philosophie naturelle, sans porter sur elle de jugement moral ou religieux. » (pp. 274-275)

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