Dans la nuit du 21 avril 1621, une lampe tombe par terre sur l'île de Banda, dans l'archipel des Moluques, à l'Est de l'Indonésie, où les Hollandais cherchent à établir le monopole mondial du commerce de la noix de muscade. La flotte coloniale qui épaule les marchands de la Compagnie hollandaise des Indes orientales (ou VOC) sur le qui vive, y voit un signe de sédition : il s'ensuit le massacre de l'ensemble de la population insulaire, à commencer par la torture publique de ses notables âgés, jusqu'à ce que, parmi les maisons incendiées systématiquement et les cadavres empilés, il ne reste des autochtones que des captifs à déporter ou à utiliser sur place pour instruire une nouvelle population d'esclaves promptement importés des quatre coins du monde pour poursuivre la monoculture des muscadiers. 
L'objet de ce livre est de prendre cet épisode précoce de génocide colonial en emblème de la colonisation européenne sur le reste du monde, en particulier sur les Amériques, mais aussi de le mise en place d'une économie mondialisée, le capitalisme de l'exploitation illimitée des ressources, qui perdure jusqu'à nos jours ; plus généralement encore, il est érigé en emblème de la totalité du paradigme intellectuel de la modernité occidentale, fondé sur une conception mécaniste de la Terre, considérée comme un ensemble inerte destiné à la spoliation productiviste, alors que la vision antagoniste, animiste et holiste de la planète, tenue comme évidence par la majorité des populations colonisées, mais aussi par les « sorcières » brûlées sur les bûchers d'Europe, disqualifie tous ces dissidents et légitime leur extermination. 
Dans une parfaite mise en cohérence avec une multitude d'événements historiques dans différents contextes mondiaux et de preuves textuelles relatives à la pensée hégémonique de la période examinée, y compris les utopies comme genre littéraire, sont convoqués des concepts qui s'avèrent totalement pertinents également pour une lecture de l'histoire du capitalisme racialiste, sexiste, excluant pour le maintien des inégalités et dévastateur de l'environnement qui a toujours cours aujourd'hui, mais dont les critiques écologistes se font de plus en plus pressantes. Il est question, par ex. de la notion de « terraformation », c'est-à-dire de la 'tabula rasa' des paysages naturels et humains des territoires colonisés, de la raison d'être de la perpétuation des sources d'énergie fossiles, de la puissance militaire comme projection d'une destructivité carbonée en même temps que son principal but n'est que la sécurisation géopolitique des routes commerciales d'approvisionnement de ces combustibles ainsi que des biens de consommation produits grâce à eux ; il est question des problèmes de la dépréciation de la valeur des biens économiques dès lors que leur rareté s'estompe ; mais surtout, cette étude ayant été conduite et ce livre rédigé principalement durant la période de le pandémie de la Covid, il est questions des « Vulnérabilités » que le système économique a produites pour l'humanité tout entière, sans nécessairement les distinctions escomptées pour les privilégiés, d'abord en matière climatique mais aussi d'autres catastrophes naturelles prévisibles et imprévisibles. Les problématiques migratoires sont également lues d'abord et principalement par le prisme de la dégradation des territoires et des conditions de vie des habitants. Longtemps, les populations colonisées et exclues de la modernité ont été considérées par les dominants comme des « brutes », à la lisière de l'humanité ; pourtant, à mesure que les effets dévastateurs des crises anthropiques se manifestent, la brutalité consiste surtout dans les politiques visant à conserver le système productif tel qu'il est, en même temps que des timides redécouvertes de paradigmes vitalistes commencent à émerger, en Occident comme contre-cultures mais aussi dans les aires géographiques qui n'ont jamais totalement embrassé la modernité. Parallèlement, la conscience surgit des relations entre crise écologique et crimes coloniaux, et des horizons nouveaux de résistance se profilent qui font référence à des « forces cachées » provenant de Gaïa dans son unité... Une Gaïa qui néanmoins n'a jamais été angélique ni totalement bienveillante, mais souvent plutôt « monstrueuse »...
La richesse des sujets abordés, l'assemblage de pièces disparates dans la démonstration, l'actualité des problématiques traités et particulièrement une méthode qui unit le matérialisme à l'histoire intellectuelle, la critique économique à la dénonciation anti-colonialiste e enfin les allers-retours entre le récit littéraire et l'essai font de cet ouvrage un document incontournable qui se lit très agréablement.
Cit. :
1. « En l'absence de témoignages écrits de première main, il est impossible de savoir comment se déroulèrent les événements de cette semaine fatidique – néanmoins, une phrase dans la résolution du conseil, "brûler partout leurs maisons", fournit un indice. Celle-ci évoque une tactique, celle qui consiste à incendier et à raser les communautés paysannes, largement pratiquée durant la guerre de Trente Ans qui faisait alors rage aux Pays-Bas. Connue sous le nom de 'brandschattingen' en néerlandais, cette tactique était la pratique militaire la plus redoutée par les paysans de la région.
Un très grand nombre des soldats qui combattirent aux Pays-Bas pendant la guerre de Trente Ans – entre un quart et près d'un tiers – étaient des mercenaires anglais. Beaucoup de ces soldats partirent ensuite se battre en Amérique, emportant avec eux la tactique du 'brandchattingen', qui devint là-bas un moyen d'éliminer des tribus entières. Ces attaques incendiaires jouèrent un rôle central, par exemple, dans la guerre des Pequots de 1636-1638 qui opposa les colons anglais de la Nouvelle-Angleterre aux Pequots, une tribu algonquienne de l'actuel Connecticut. Ce conflit fut décrit comme "la première guerre délibérément génocidaire menée par les Anglais en Amérique du Nord". » (pp. 33-34)
2. « Les vainqueurs considérèrent qu'ils étaient en droit d'anéantir formellement une tribu parce que les doctrines européennes de l'empire avaient effectivement évolué en ce sens. Ces doctrines trouvèrent leur pleine expression dans l’œuvre du philosophe, polémiste et lord Chancelier d'Angleterre, Sir Francis Bacon. Dans son ouvrage _An Advertisement Touching an Holy War [Avertissement relatif à une guerre sainte]_, écrit à peu près à l'époque du massacre de Banda et publié peu avant la guerre des Pequots, Bacon expose en détail les raisons pour lesquelles il était selon lui légitime que les Européens chrétiens mettent fin à l'existence de certains groupes : "Car de même que certaines personnes sont mises hors la loi et proscrites par les lois civiles de certains pays, certaines nations sont aussi mises hors la loi et proscrites par la loi de la nature et des nations, ou par le commandement direct de Dieu." […] Dans ces conditions, il était à la fois légal et pieux pour toute nation "civile et policée [… de] les faire disparaître de la surface de le Terre". Cette doctrine fut formalisée par Emer de Vattel, l'un des juristes qui codifia le droit international à la fin du XVIIIe siècle : "Les nations sont fondées, édicta-t-il, à s'unir en un corps dont l'objectif est de punir, et même d'exterminer ces peuples sauvages." » (p. 36)
3. « Le regard moderne ne voit qu'un seul des deux hémisphères de la noix de muscade : sa partie 'Myristica fragrans', objet de science et de commerce. L'autre moitié lui échappe car celle-ci ne se manifeste que dans des chansons et des histoires. Et dans les récits et les chants d'aujourd'hui, la noix de muscade n'a plus sa place ; elle n'est qu'un objet inerte, une planète sans signification intrinsèque, ni autres propriétés que celles qui la constituent en objet de science et de commerce.
Les Bandanais considéraient eux aussi la noix de muscade comme un objet de recherche horticole et de commerce, qui requérait d'excellentes compétences techniques et pratiques. Mais à leurs yeux, la noix de muscade possédait également d'autres propriétés, cachées dans l'autre hémisphère qui se dérobe au regard moderne.
Sur l'îlet moloquois de Kei, non loin des îles Banda, quelques villages sont encore principalement peuplés par les descendants des survivants du génocide de 1621. Les noms de ces villages évoquent la terre natale perdue et leurs habitants parlent encore le turwandan, la langue des îles Banda ; leurs chansons et leurs histoires font encore revivre non seulement "la montagne de Banda", mais aussi le fruit de sa bénédiction (ou de sa malédiction) : la noix de muscade. » (pp. 45-46)
4. « En revanche, les paysans européens n'apprécièrent guère d'être expropriés des terres communales par le biais de haies et d'enclosures, pas plus qu'ils n'acceptèrent que soient éliminées leurs manières de penser la Terre. À cette époque, la grande majorité des Européens, et des gens ordinaires du monde entier, partageaient la croyance que l'univers était un organisme vivant, animé par de nombreuses forces invisibles, de toutes sortes. Les pauvres en Europe furent eux aussi soumis à des formes de violence intimement liées à la conquête coloniale lorsqu'ils durent résister à la double suppression de leurs droits à la terre et du caractère sacré de leurs territoires.
Les chasses aux sorcières, au cours desquelles de très nombreuses femmes européennes, le plus souvent pauvres, furent littéralement diabolisées, constituent un cas particulièrement frappant de l'usage qui fut fait en Europe de tropes issus des perceptions colonialistes, tel celui des Amérindiens adorateurs du diable. Les images de sorcières en Europe faisant griller des morceaux de corps humains démembrés, par exemple, sont directement inspirées des représentations de rituels de la tribu des Tupinambas, supposément cannibales, pour laquelle la cuisson sur le feu était un élément central de sa culture culinaire.
Ce n'est pas le fruit du hasard si les bûchers de sorcières furent dressés à peu près en même temps qu'eut lieu la décimation de masse des peuples autochtones dans les Amériques ; il a été dit, à juste titre, que l'esprit collectif à cette époque en Europe était "assailli par les hérétiques chrétiens, les étrangers juifs et les Indiens d'Amérique qui commettaient des crimes indicibles où l'on se servait de la chair et du sang humains". 
Ces processus conjoints de violence, à la fois physique et intellectuelle, étaient tous nécessaires à l'émergence d'une nouvelle économie qui reposait sur l'extraction des ressources d'une Terre désacralisée et inanimée. » (p. 48)
5. « En principe, réduire un territoire donné à une ressource ne constitue nullement une raison qui conduit à son épuisement, que ce soit en matière de signification ou de productivité. Après tout, il devrait être possible d'"utiliser" rationnellement ce terrain, en faisant correspondre fins et moyens.
Et pourtant, les choses ne se passent pas ainsi. Il semblerait que ce cadre théorique du monde-comme-ressource comporte une instabilité inhérente qui le pousse à dévorer ce qu'il délimite. C'est ce qui se produisit aux Maluku : même après avoir réalisé leurs ambitions dans la région, les fonctionnaires de la VOC ne furent jamais satisfaits de leur monopole sur les épices.
Il y avait là une certaine fatalité, car une fois l'approvisionnement en noix de muscade, en macis et en clous de girofle devenu régulier et prévisible, le paradoxe de la valeur ne pouvait que réclamer son dû : quand cessa la rareté des épices, leur prix se mit à chuter. Leur lieu de provenance arrêta également de jouer en sa faveur, dès lors qu'elles n'étaient plus associées au glamour de terres magiques et lointaines, mais à des colonies peuplées de "races inférieures".
Qui plus est, les goûts commencèrent à évoluer en Europe. Les inquiétudes liées à la sexualité conduisirent à éviter les aliments dont on pensait qu'ils stimulaient le corps de façon excessive et créaient de mauvais penchants au "vice solitaire". […] Les classes supérieures européennes, qui autrefois se régalaient de nourritures épicées, se mirent à s'enorgueillir de la fadeur de leur cuisine.
[…]
Afin de limiter l'offre d'épices sur le marché mondial, la VOC décréta que les muscadiers ne seraient cultivés que sur les îles Banda et les girofliers que sur l'île d'Ambon. Tous les girofliers et muscadiers de toutes les autres îles – et l'archipel des Maluku en comptent plus de mille – durent être arrachés, puis dessouchés. C'est ainsi que fut lancée la politique d'éradication ou d'extirpation ('exterpatie'), en vertu de laquelle le sultan de Ternate – l'île qui des siècles durant avait constitué le centre du commerce du clou de girofle – fut contraint de signer un traité, en 1652, par lequel il s'engageait à détruire tous les girofliers de l'île. Le clou de girofle, tout comme la noix de muscade, fut touché par la "malédiction des ressources", un mal qui allait consumer une grande partie de la planète durant les siècles à venir. » (pp. 85-86)
6. « C'est précisément parce que les combustibles fossiles possèdent la propriété de renforcer les structures de pouvoir qu'ils triomphèrent des autres sources d'énergie au XIXe siècle. Voilà qui ressort clairement des travaux de l'historien Andreas Malm : le récit habituellement fait de la révolution industrielle – selon lequel l'invention des machines à vapeur au charbon par James Watt en 1776 donna le coup d'envoi d'une transition rapide vers une économie carbonée en Grande-Bretagne – est tout simplement faux. Durant une bonne partie de la révolution industrielle, l'eau demeura la principale source d'énergie des industries britannique et états-unienne.
Lorsque les usines à charbon commencèrent à supplanter les moulins hydrauliques au début du XIXe siècle, ce n'était pas en raison de leur moindre coût ou de leur plus grande efficacité. Les moulins hydrauliques étaient tout aussi productifs et beaucoup moins chers à exploiter que les centrales à charbon. Le dessus pris par les machines à vapeur s'explique par des raisons sociales plus que techniques : par exemple, les centrales à charbon permettaient aux propriétaires d'implanter leurs usines dans des villes densément peuplées, où la main-d’œuvre bon marché était facilement disponible. "La machine [à vapeur], écrit Malm, était un moyen plus efficace pour soutirer un excédent de plus-value à la classe ouvrière, car, contrairement à la roue à eau, on pouvait l'installer pratiquement n'importe où."
Les propriétés matérielles du pétrole le rendent plus puissant encore que le charbon pour renforcer les structures de pouvoir. Pour les classes dirigeantes, le charbon avait un inconvénient de taille : son extraction dépendait de très nombreux mineurs, dont les conditions de travail entretenaient à coup sûr leur radicalisation politique ; c'est pourquoi les mineurs constituèrent l'avant-garde des mouvements ouvriers dans le monde à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. […] Contrairement au charbon, il n'est pas besoin d'avoir recours à une importante main-d’œuvre pour extraire et transporter du pétrole. Voilà qui libère le capital de ses entraves locales et lui permet de parcourir le monde à sa guise. » (pp. 117-118)
7. « On dit souvent qu'il conviendrait d'aborder le changement climatique comme s'il s'agissait d'une guerre. Les réfugiés comme Khokon savent déjà que le changement climatique est une guerre. […] Le guerre dont les réfugiés contemporains font l'expérience […] s'apparente davantage aux conflits biopolitiques des XVIe et XVIIe siècles. À l'instar de ces conflits du passé, les "guerres sans fin" d'aujourd'hui ne sont pas des événements, avec un début et un terme clairement définis (comme la Seconde Guerre mondiale) ; ce sont des conflits permanents, dans lesquels la violence flue et reflue – oscillant entre accalmies et pics de violence – sans jamais paraître complètement. […]
À la manière des conflits biopolitiques du passé, les phénomènes de violence épisodique des guerres sans fin sont en lien avec un autre axe de conflit, un front où la "violence lente" se déploie du fait de l'inaction. De même qu'aux XVIIe et XVIIIe siècles, le déplacement forcé d'innombrables groupes autochtones fut provoqué par des changements écologiques progressifs tels que la disparition des cervidés, l'augmentation des inondations et l'empiétement de l'élevage, de même Khokon et ses semblables sont-ils chassés de leurs terres par la montée inexorable des eaux, par des inondations catastrophiques ou par la désertification. L'accélération de ces processus résulte également de la violence lente de l'inaction. » (pp. 186-187)
8. « Quelle terrible ironie que ce désabrutissement des classes moyennes non occidentales se soit réalisé précisément par la répétition, voire l'intensification des processus de brutalisation enclenchés par les conquêtes coloniales de l'Europe ! En Inde, au cours des trois dernières décennies, les croyances, pratiques et moyens de subsistance des habitants des forêts sont l'objet d'attaques comme jamais auparavant. Par un mimétisme ignominieux reprenant les procédés du colonialisme de peuplement à l'encontre des peuples autochtones, l'ouverture de toujours plus de régions forestières aux industries minière et touristique s'est parfois réalisée avec l'aval de défenseurs de l'environnement qui prônent l'expulsion des habitants de la forêt au nom de l'écologie. Elle s'est accompagnée de la profanation des montagnes sacrées des peuples de la forêt, de la submersion de leurs terres par des barrages, et de l'offensive virulente contre leurs croyances et rituels taxés de "superstitions primitives" – exactement dans les mêmes termes que ceux employés jadis par les administrateurs coloniaux, les scientifiques et les missionnaires. La reproduction des pratiques coloniales va jusqu'à éloigner les enfants des tribus dans des internats. On retrouve de tels processus en cours en Chine, à l'encontre des Ouïgours, et en Indonésie, contre les Papous.
Mais la grande différence tient à ce que ces processus mimétiques de brutalisation coloniale ne se sont pas déroulés sur plusieurs siècles, mais en quelques décennies à peine, depuis les années 1990 : la moitié des gaz à effet de serre actuellement dans l'atmosphère furent émis pendant les trente dernières années. La formidable accélération provoquée par l'adoption des méthodes coloniales d'extraction et de consommation à l'échelle mondiale a conduit l'humanité à l'orée du précipice.
Avec ce phénomène de compression du temps, il est garanti que les non-humains ne seront plus aussi silencieux qu'auparavant. D'autres êtres et forces – les bactéries, les virus, les glaciers, les forêts, le courant-jet – ont déjà repris leur droit à la parole et attirent désormais notre attention avec une urgence telle qu'ils ne peuvent plus être ignorés ou traités en simples éléments d'une Terre inerte. » (pp. 221-222)
9. « Au XVIIe siècle, alors même que des territoires conquis comme les îles Banda étaient vidés avec violence de leurs habitants, la mode chez les intellectuels européens devint d'imaginer des sociétés parfaites, des utopies. Cette forme précoce de science-fiction constitua un genre compagnon du colonialisme, dans la mesure où l'on y édifiait en imagination des mondes alternatifs dans des espaces supposés "vides". Dans _La Nouvelle Atlantide_ de Francis Bacon, publiée cinq ans à peine après le massacre des îles Banda, ce monde alternatif était un royaume insulaire, tout "de générosité et de lumières", axé autour d'une institution pédagogique que l'on pourrait interpréter comme un avatar prématuré de l'université de recherche moderne.
Quelle ironie que ces imaginaires utopiques datent justement d'une époque où les Européens étaient activement en train de bâtir de nouvelles sociétés, sur des terres où les populations autochtones avaient été éliminées de façon très efficace. Jan Coen, par exemple (contrairement à son contemporain Francis Bacon), eut véritablement l'occasion de créer une nouvelle civilisation sur les îles où il avait fait place nette en ordonnant le massacre de 1621. Mais Coen et ses subordonnés étaient des hommes de terrain, non des philosophes, et ils ne se souciaient guère de fonder une utopie dans les îles Banda, loin de là ; le système qu'ils mirent en place fut au contraire une sinistre dystopie pour la grande majorité de ses habitants, surtout durant ses premières années.
Ce système ne doit rien au hasard ; il est  effet clair, comme le signale l'historien Vincent C. Loth, que ceux qui l'édifièrent savaient "parfaitement ce qu'ils faisaient". En l'occurrence, ils mirent en place une forme d'organisation du "capitalisme racial" – c'est-à-dire une structure rudimentaire d'agriculture industrielle, encadrée par une société racialement stratifiée dans laquelle une minorité de planteurs de descendance européenne régnait sur une population majoritaire de travailleurs esclavagisés.
Ce qui se produisit en version accélérée aux îles Banda, dans les décennies qui suivirent le massacre de 1621, n'était rien d'autre qu'une histoire qui se déroulerait à un rythme plus lent dans de nombreuses autres régions du monde. Les hiérarchies mondiales qui furent alors établies ont persisté jusqu'à l'époque contemporaine, et furent à bien des égards constitutives de la modernité. Coen et ses collègues n'étaient certes pas des philosophes ; en revanche, ils étaient assurément des visionnaires, car ils avaient à l'évidence mieux saisi le projet occidental que les plus illustres penseurs de leur époque. » (pp. 247-248)
10. « […] Avec l'intensification de la crise planétaire, s'accrocher aux vieilles idéologies mécanistes de conquête devient toujours plus difficile : il semblerait que la violence croissante des soubresauts de Gaïa commence effectivement à bouleverser les consciences de l'Occident, insufflant un nouvel esprit à un nombre croissant de "religions de la nature". C'est en tout cas la conclusion du livre de Bron Taylor, _Dark Green Religion_, qui décrit la popularité grandissante, en Occident, de nombreux types de systèmes de croyances biocentrés et contre-culturels : leurs sympathisants vont des néopaïens et des adeptes du New Age aux 'soul-surfers' et aux panthéistes, en passant par les wiccans, les néo-animistes et les post-darwiniens amoureux de Gaïa.
Dans d'autres régions du monde, où l'hégémonie de la métaphysique mécaniste moderne ne fut jamais totale, les croyances vitalistes ont toujours fait partie des mouvements écologistes populaires de subsistance. Ces derniers connaissent également une croissance rapide en Amérique latine, en Afrique et en Asie. Le signe le plus encourageant, comme le montre Prasenjit Duara dans son livre _The Crisis of Global Modernity : Asian Traditions and a Sustainable Future [La Crise de la modernité mondiale : les traditions asiatiques pour un avenir durable]_ est que de nombreux Asiatiques de la classe moyenne, qui ont été au cours des trois dernière décennies totalement absorbés par la poursuite effrénée du consumérisme, sont dorénavant de plus en plus attirés par les mouvements en rapport avec la Terre qui tirent leur force des "idées panasiatiques sur le caractère sacré des forêts, des terres et des cours d'eau". Par exemple la Chine est souvent (et à juste titre) fustigée pour ses déprédations environnementales ; pourtant, ces dernières années, les groupes écologistes s'y sont multipliés, et les militants ont remporté quelques grands succès en invoquant le caractère sacré des terres et des forêts. » (pp. 275-276)
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