Après _Folie et résistance_, que j'ai particulièrement apprécié, j'ai pris en main immédiatement ce _Sans alcool_ de Claire Touzard, journal des 220 premiers jours de son sevrage de l'addiction alcoolique, qui est le premier livre de cette autrice. Je m'aperçois d'emblée que je ne m'étais encore jamais penché sur l'alcoolisme, alors que les drogues et les addictions ont une place importante dans mes lectures et mes réflexions : de ce fait, toutes ses observations sur l'alcool m'ont paru intéressantes – et c'était là un premier axe de lecture. Mais par-delà les spécificités de cette substance, si facilement accessible et abordable, et de cette pratique sociale d'intoxication, tellement validée socialement malgré ses dégâts notoires, ce témoignage apporte la chronique d'un sevrage par rapport à une addiction, plus sévère car plus ancienne que d'autres déjà affrontées par l'autrice : aux drogues dites dures (en particulier à la cocaïne) et au tabagisme ; ce deuxième axe, dans ses péripéties et ses vicissitudes de réversibilité toujours actuelle, toujours justifiable, constitue donc un cas d'étude généralisable au processus de sevrage. Enfin, si le côté théorétique de la critique sociale est pratiquement absent de cet ouvrage, contrairement au plus récent, la réflexion personnelle de l'autrice sur son propre parcours d'alcoolisme la conduit quand même à se poser la question des facteurs psychologiques et sociologiques qui, bien qu'ils ne conduisent pas à un déterminisme mécanique (« Peut-être n'étais-je pas destinée à boire. ») sont néanmoins présentés comme des tendances fortes (« Aurais-je pu résister ? Aurais-je pu aller aisément contre la culture familiale, amicale, contre le rite adolescent, contre la pression constante des autres et des us sociaux ? ») (pp. 309-310).
Premier axe. L'alcool est partout en France, l'alcoolisme quasi systématiquement occulté. Qu'il s'agisse d'une pratique liée au régionalisme et aux traditions des terroirs (avec ses soi-disant « experts ès œnologie » dont l'autrice elle-même), qu'elle soit transgénérationnelle, qu'elle soit socialisée et festive ou bien solitaire et liée à la détresse psychique, masculine comme féminine, la démesure dans la boisson apparaît à l'autrice comme une armée l'assiégeant de toutes parts dès les premiers instants où elle essaie de s'en libérer. Surtout, ce qui la frappe pour son incongruité et son arbitraire absurde, c'est la tentative de distinction de classe entre l'alcoolisme bobo et l'alcoolisme précaire. Conformément à la meilleure exemplification bourdieusienne, la distinction en matière de surconsommation alcoolique paraît dérisoire une fois dévoilée : motivations profondes et effets étant identiques.
Deuxième axe. Le sevrage débute par un excès de consommation qui révèle l'addiction au grand jour, dans le cadre d'une rencontre amoureuse, avec quelqu'un qui est également inscrit dans ce même processus de sevrage, avec jusque un peu d'avance et davantage d'expérience. L'autrice est entourée par un vaste univers familial, amical, professionnel, qui la pousse univoquement vers la consommation, car la sobriété « tend un miroir reflétant l'alcoolisme » des autres. Incertaine au début de sa démarche, surtout avant de parler à son entourage de son projet de rédaction d'un journal de son sevrage, elle doit même invoquer des excuses pour ne pas boire (« Janvier sec »), alors qu'elle est quotidiennement guidée et épaulée dans le processus par un partenaire compréhensif, aimant et impliqué personnellement. La pandémie Covid croise l'expérience, apportant sa dose d'interrogations sur l'opportunité du sevrage dans un climat de désolation et d'angoisse. Enfin, le sevrage trouve une nouvelle raison d'être dans la perspective de la maternité de l'autrice.
Troisième axe. Les conditionnements sociaux évoqués dans le parcours d'introspection lié à la consommation se déclinent d'abord en un lourd exemple paternel et familial, puis une adolescence dont la transgression s'est naturellement exprimée par les addictions alors même que l'accession à la féminité était complexe et problématique, impliquant aussi l'anorexie et la découverte d'une pluralité de drogues. Ensuite, il est question d'une évolution professionnelle dans le milieu très alcoolisé du journalisme, caractérisé par l'impératif d'une sociabilité démesurée et compétitive, où l'autrice s'est retrouvée entourée de partenaires masculins toxiques et évoluant dans des conditions de travail éprouvantes. L'exercice lui-même de sa profession de grand reporter comportait une hyperactivité notamment dans les voyages, mais aussi une prédilections pour des sujets « underground » où l'addiction a pu opérer par mimétisme.
Il est aussi question, çà et là, d'angoisses récurrentes, d'une sociopathie persistante, de difficultés relationnelles sans la béquille alcoolique, de périodes dépressives, du corps malmené dans des conditions de travail et de vie très défavorables, mais étrangement, l'addiction n'est pas mise en relation, dans cet ouvrage, ne serait-ce qu'avec l'éventualité d'un trouble psychique, malgré les consultations psychothérapiques réalisées notamment lors des sevrages des drogues dures. Peut-être l'autrice n'avait-elle pas encore lu Gabor Maté à l'époque ? Sans doute la phrase-mantra de la psychothérapeute : « Nous ne sommes pas égaux devant les drogues » (cf. cit. 6) n'avait-elle été entendue et retenue que dans un sens étriqué...
Cit. :
1. « Alors que dans mon sang, les effluves d'alcool s'estompaient peu à peu, je prenais conscience que cette décision allait être plus ardue que je ne le pensais. Elle ne s'annonçait pas tant comme un défi physique que psychique. Cette simple boutade de mon beau-père laissait augurer un combat. Je n'allais pas seulement me frotter à mes démons, à mes frustrations : j'allais devoir affronter tous ceux des autres. Car en France, tout le monde boit. Et personne ne veut en parler. La sobriété est corrosive, elle est le grain de sable qui vient enrayer un déni bien huilé.
Je ne l'avais jamais observé. » (p. 30)
2. « Mais en quoi sommes-nous mieux, nous les bobos arrimés à nos bars ? Il y a cette illusion chez les cools, les intellos, que la picole médiocre ne nous concerne pas. L'alcool triste, c'est réservé au type sans dents et sans emploi, qui carbure au pastis dès 10 heures du matin au PMU. Notre vin festif, en revanche, n'aurait aucun effet toxique. Dans l'inconscient collectif, les buveurs de classe moyenne ou bourgeoise seraient exonérés de la dépression et de la cirrhose. Ils sont bon vivants, marrants, artistes excentriques, nihilistes. Français.
Pourtant, nous buvons pour les exactes mêmes raisons et les dégâts physiques sont similaires. Le vin n'est ni plus gai ni moins dangereux parce qu'il est mieux sapé, plus cher, dans des meilleurs verres. Nous sommes tous égaux devant l'alcool. » (p. 43)
3. « Il y avait cette idée que, pour prouver mon indépendance, je ne pouvais pas être autre chose que seule, malheureuse, harponnée par l'alcool. Si je quittais cette fille, si je devenais plus paisible, alors à quoi avait servi mon combat contre les conventions ?
Je confondais l'alcool avec l'émancipation, voire le discours militant : être bourrée était pour moi un geste politique en soi, c'était une irrévérence, un pied-de-nez au statut de femme trop lisse que l'on m'obligeait à tenir.
Je désossais, je dépouillais ma féminité, à défaut de la réinventer.
Et je me brisais, petit à petit. » (p. 68)
4. « "Ce qui m'intrigue, c'est cette idée que pour être bien, jouir de l'univers, il faudrait forcément modifier son état, voire son être", me dit Alexandre. "Car c'est ça que fait l'alcool, non ? Nous transformer. Pourquoi ne serions-nous pas déjà assez bien, heureux, brillants, par nous-même ?"
Pourquoi en France subsiste cette idée qu'être soi-même ne suffit pas ? Par l'alcool, nous cherchons à muter, à être autre. Cela indique, je crois, un manque général d'estime de soi. Un désamour de notre réflexion à l'état pur.
Avec l'alcool, je frappais les idées, je les malmenais, les mettais à terre. Sans alcool, au contraire, j'en invente d'autres. J'affronte le réel, je me plais à le tordre, à imaginer des façons nouvelles de trouver du plaisir par le simple fait d'être et de penser.
L'ennui, tant redouté, n'est jamais venu.
Je n'ai jamais autant joui que depuis que je suis sobre.
Même les mots, les mots me reviennent. J'écris à toute allure, je caresse les phrases, les sonorités : j'apprécie, à nouveau, d'écrire, là où les gueules de bois rendaient tout passablement douloureux, appauvrissaient mon vocabulaire. » (pp. 83-84)
5. « Avais-je bu, toutes ces années, pour enterrer les démons cachés dans les placards ? Pour les repousser quelque part aux confins de ma conscience ? Pour planquer cette peine qui jaillit soudain ? Voilà qu'ils me transpercent tous, les fantômes, et je sanglote comme une môme ; je n'ai pas pleuré depuis des années. La vision de moi, avec ces hommes toxiques. La vision de moi, qui me laisse insulter au travail. La vision de cette femme champignon qui m'a licenciée, son regard cruel, lorsqu'elle nie mon existence professionnelle. Et encore ces visions de moi, qui me saborde, qui m'abîme. Et puis, avant cela, ma jeunesse, une jeunesse dépendante et violente.
Vais-je jamais me remettre de ce passé-là ?
J'ai toujours cru que cette vie, je l'avais méritée.
Mais désormais que j'ose la regarder en face, je n'en suis plus certaine. L'alcool n'a-t-il pas été l'arme d'une entreprise plus vaste, destinée à ma propre destruction ? » (pp. 96-97)
6. « "Nous ne sommes pas égaux devant les drogues." Je me souviens de cette phrase, assénée par une ancienne psychothérapeute.
De la même façon, nous ne sommes pas égaux devant l'alcool.
J'ai toujours eu un caractère sensible et anxieux : l'alcool, comme la coke, et même le shit ou la weed, ont des effets si toxiques et immédiats sur mon âme que je me métamorphose sous leurs effets. Paradoxalement, ma sensibilité et mon anxiété sont les raisons profondes de mes addictions. Il s'agit là d'une association de malfaiteurs : jamais l'alcool ou la drogue ne seront pour moi des éléments bénéfiques. Je dois me faire une raison.
Certaines personnes "tiennent" mieux l'alcool, comme on le dit familièrement : ils ont l'alcool guilleret, ils ne deviennent ni brutaux ni agressifs sous son effet. Ils peuvent mieux gérer les descentes du lendemain, les gueules de bois, ne combattent pas ce sentiment profond de vide qui m'a longtemps hantée. » (pp. 119-120)
7. « Un super-parti politique, une bien belle religion, la bringue : on peut y être ce que l'on veut, se vautrer langoureusement dans ses fantasmes et ses frustrations sans jamais rien tenter qui touche à la réalité. S'inventer un autre monde qui s'effondre, à chaque nouvelle matinée.
Nous gueulions sur le système, mais nous n'en imaginions aucun autre. Nous ne créions aucune idéologie moderne. Notre époque a été particulièrement nihiliste et dépolitisée, et les artistes, intellectuels du moment, occupaient le terrain, noctambule à nos côtés.
J'observe cette nouvelle génération qui nous succède. Elle manifeste, elle organise des rassemblements, pense écologie, progrès social. Elle assume au grand jour son dégoût du politique. Elle me fait regretter mes jeunes années pessimistes, pleutristes.
L'alcool a été notre seule révolte – le militantisme en lamé, l'activisme du vide. Il incarne ma génération : il est le symbole de cet état de sommeil, de désengagement et d'abrutissement dans lequel nous aimions nous trouver.
Cette croyance que la fête est une sorte d'accomplissement pâlit à la lueur de l'âge. Un jour, on se réveille avec cette conscience que tout cela, au fond, n'avait aucune importance et que la fête nous a englués dans l'amertume, plutôt que nous projeter dans le changement. » (pp. 162-163)
8. « À l'époque, la société, pour nous sortir de nos dépendances, n'avait aucune solution sinon nous en filer d'autres. Comme s'il n'existait aucune issue à la peine : comme si on ne pouvait nous offrir que la désillusion produite par une autre molécule, pour supporter de vivre. La possibilité que la paix puisse se trouver ailleurs que dans un élément à ingérer n'était pas de mise. Les gouvernements, ministères de la Santé et autres Centres privés, ne plaçaient aucun espoir dans la nature intrinsèque de l'être humain, en ses ressources, pour survivre.
Manger pour le plaisir, boire pour s'abrutir, un Lexo pour se calmer, de la coke pour s'exciter, de l'héro pour les cramés : les mots 'plaisir', 'excitation' ou même sérénité n'étaient jamais constitutifs du champ humain, mais plutôt de produits annexes que nous devions nous procurer. N'est-ce pas, après tout, la base même du capitalisme ? L'impression que l'on n'est rien, sans acheter et se procurer ? » (pp. 228-229)
9. « Il faut que je parvienne à dissocier la volonté de 'high' qui nous pousse à tout larguer, juste pour une décharge même nocive. Et le désir qui nous entraîne dans les bonnes virées. De la même façon que je décide d'arrêter l'alcool, il faut que j'apprenne à choisir. Avant, j'étais prête à n'importe quel trip, pour m'emplir, j'étais sur le pont par habitude, quitte à courir au-devant des embrouilles. Je ne dois pas arrêter le voyage ; je dois cesser le mauvais voyage, celui que j'effectue pour me rassurer, par peur de crever, par désir ardent, aussi, de me mettre en danger.
Car l'alcool, tout comme cette chevauchée chronique qui a constitué ma vie, cette soif d'ivresse, de sensations extrêmes, m'ont éloignée de moi-même. » (pp. 280-281)
10. Excipit : « L'expérience de la sobriété n'est pas parfaite, même après des mois, un an, deux ans, l'envie sera toujours là. Les moments d'abattement, les émotions trop lourdes à porter aussi. Souvent, je dis à Alexandre qu'après avoir accouché, je reprendrai sans doute, modérément, un seul verre de temps en temps, deux au maximum, je suis certaine que je peux y arriver – devenir normale. Comme tout le monde.
Il ne dit rien, il sait que je sais que c'est la mélodie des alcooliques, qui part et revient.
Qu'elle reviendra par vague, jusqu'à peut-être s'éteindre, le jour où je contemplerai vraiment l'étendue de tout ce que j'ai gagné, à me décoller de ma plus vieille et nocive amante.
La dépendance.
Il faut voir la sobriété comme la liberté retrouvée, cela ne tient qu'à cela.
À la chanson que l'on se chante à soi-même. »
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