C'est par Nancy Huston que j'ai d'abord fait connaissance avec la grande philosophe, écrivaine et prostituée canadienne Nelly Arcan que j'ai ensuite adorée. C'est ici également par cette biographie-lettre d'hommage adressée à titre posthume à l'écrivaine, poétesse, peintre et prostituée militante suisse Grisélidis Réal que je la découvre. Nelly Arcan était la cadette de Nancy Huston, Grisélidis Réal, née en 1929, son aînée d'une génération. Pourtant en s'adressant à elle à la deuxième personne et avec le diminutif intime de Gri, Huston avoue d'abord avoir changé d'opinion au sujet de son héroïne : d'une certaine irritation pour ce qu'elle considérait comme de la veulerie et un excès de docilité vis-à-vis du patriarcat, à une véritable déclaration d'admiration presque hagiographique, pour un personnage dont, dans son évolution au cours d'une longue vie tourmentée caractérisée par ses multiples contradictions, elle finit par mettre en exergue une multitude d'éléments de similitude voire d'identification avec elle-même. S'agit-il pour l'autrice uniquement de « [s']occupe[r] et [se] préoccupe[r] de l'articulation entre 'graphein' et 'pornè', écriture et prostitution » (p. 18) ? Il semblerait plutôt que, pour les nécessités d'une biographie, elle se retrouve beaucoup en elle, peut-être plus modérément, sans les drames de son héroïne – la prostitution, les sept tentatives de suicide, l'emprisonnement, quatre enfants placés, des avortements et des fausses couches à répétition, une moindre mise en danger de soi par des amants violents – mais dans une même démarche de critique sociale de l'environnement bourgeois d'origine et de sa morale sexuelle, un militantisme féministe partagé, des interrogations comparables sur l'influence des relations avec père et mère et leur disparition.
Grisélidis Réal, dont sont cités de nombreux extraits de ses œuvres littéraires et surtout de son épistolaire publié ces dernières années, donne l'image d'une femme qui a atteint tardivement le succès et la sécurité financière ; si son entrée en prostitution paraît avoir été fortuite et très problématique au début, son accession à la renommée littéraire coïncide avec le début de son militantisme pour la cause des travailleuses du sexe, qui la conduit à embrasser de nouveau le métier sur des bases, à des conditions, et avec des représentations de soi totalement différentes, pour des raisons que l'on pourrait presque qualifier de déontologiques.
Cette métamorphose, davantage que des constantes caractérielles qui ne sont jamais univoques ni entièrement dévoilées chez un écrivain, surtout quelqu'un qui a fait de sa capacité à être choquante son image de marque, rend sa pensée flottante, presque insaisissable. La thèse de Huston semble cependant être que lorsqu'une vie dépasse un certain niveau d'atrocité, elle devient pratiquement inénarrable, au moins sous forme autobiographique. Cela expliquerait sans doute que les témoignages les plus marquants – sur le plan du vécu comme littéraire – concernant la prostitution soient souvent inclassables par rapport à la réflexion féministe en la matière ; ils rendent notamment caduque la grande dichotomie entre la condamnation-prohibition et la libéralisation, noyées comme ils se trouvent dans des questionnements personnels psychologiques et parfois psychiatriques collatéraux de bien plus grande envergure.
Avec la complicité dont Huston fait preuve avec Réal, elle n'essaie pas de minorer les contradictions de son interlocutrice imaginaire, ni les divergences théoriques entre elles, qui sont peut-être également dues à la différence générationnelle au cours de laquelle le féminisme a beaucoup évolué dans sa compréhension de la sexualité masculine et dans celle des injonctions du patriarcat. Je pense spécifiquement à la condamnation aujourd'hui consensuelle voire unanime de la pédophilie, qui était complètement absente à l'époque, et à l'évolution du marché prostitutionnel suite aux migrations humaines ainsi qu'à la technologie (sites d'escorts, etc.).
Cit. :
1. « Vite, oublier le regard haineux des femmes comme il faut, le regard ambigu des hommes de toutes sortes. Vite, effacer les mots que, tout au long de la nuit, l'on t'a soufflés, gueulés ou dégueulés à l'oreille. Vite, tirer un trait, ouvrir la porte de chez toi, passer sous la douche, t'habiller, réveiller les enfants, leur préparer le petit déjeuner acheté avec l'argent des messieurs qui viennent de te gicler à la figure, sourire à tes enfants comme si de rien n'était, leur mettre leur cartable sur le dos, les embrasser, refermer la porte derrière eux et te glisser dans le lit pour une matinée de sommeil, essayer de trouver une heure ou deux l'après-midi pour peindre ou écrire avant de les accueillir à leur retour de l'écoule, les aider avec leurs devoirs, leur faire encore à manger avec l'argent de ces messieurs qui t'ont demandé de les sodomiser ou de les fouetter ou de les ligoter, mais tu sais que ce n'est pas vraiment à toi qu'ils demandent ces choses, c'est à leur mère castratrice, tu comprends cela sans problème car toi aussi, ta mère, tu la détestes. » (pp. 71-72)
2. [ex lettre à Maurice Chappaz du 14 avril 1967 in : _Mémoires de l'inachevé_ (2011)] : « Vois-tu, Maurice, tu n'as peut-être pas compris vraiment ce que c'est pour moi, tout ça. Loin d'être une partie de plaisir, c'est bien plutôt une TORTURE, la démolition de l'âme et du corps. Chaque matin, à l'aube, quand je vais au lit, épuisée, il me semble qu'un troupeau de pourceaux m'a passé dessus, qu'ils m'ont piétinée, meurtrie, bavé dessus, craché sur mon visage, dans mes yeux, mes oreilles, ma bouche. C'est une sensation d'humiliation et d'horreur, qui me pousserait au-delà de la nausée jusqu'au meurtre. Oui, je pourrais facilement, très facilement tuer si je me laissais aller. Tu vois, je ne suis pas faite pour ça – et si je n'avais pas d'enfants, je volerais, je mendierais pour vivre. J'aimerais encore mieux la faim, aller coucher dehors, trouver de la nourriture dans les poubelles. J'aimerais mieux être en prison. Mais j'ai promis à mes enfants de les tirer de la pension, de les reprendre avec moi, de les rendre heureux. Je dois le faire. » (pp. 80-81)
3. « Si tu ne peins et n'écris qu'en sanatorium, à l'hôpital ou en prison, c'est 'aussi' parce que tes besoins physiques y sont entièrement pris en charge. De tout temps, la création artistique a dépendu de l'aisance économique. La chambre à soi ne suffit pas, il faut aussi les trois guinées. Ayant renoncé à ton héritage et fui ton milieu bourgeois, tu es devenue, Gri, cette chimère incongrue : une personne cultivée, éduquée, raffinée, qui, année après année, a besoin de trimer pour survivre, payer son loyer, chauffer son appartement, nourrir ses gosses. Brusquement, grâce à la bourse, te voilà libre d'écrire et de dessiner tout ton saoul, avec suffisamment d'argent pour entretenir la famille pendant deux ans. C'est comme un miracle.
[…] Tu en as déjà choisi le titre : _Chair vive_. Belle trouvaille, à double détente ; on peut entendre soit "Ma chair est à vif", soit "Que vive la chair !".
[…]
[…] Tu as décidé de coucher par écrit ce que tu as vécu en Allemagne sept ans plus tôt. Tu as franchi là-bas une limite au-delà de laquelle les gens et a fortiori les femmes racontent rarement leur histoire, car ils n'en sont plus maîtres. À partir de ce degré d'entropie, ce sont les romanciers (Dostoïevski, Zola, Dickens, Hugo...), ou alors les sociologues et historiens qui prennent le relais. Qui d'autre a soupé pleinement de ces bas-fonds et en est revenu pour l'écrire ? Jean Genet, peut-être ? Oui mais ce n'était pas une femme, il n'avait pas d'enfant, il était parisien et tôt soutenu par Sartre et Cocteau. Au risque de frôler la tautologie, si cet univers est habituellement hors du récit, c'est qu'il n'engendre pas de belles histoires. » (pp. 86-87)
4. [ex lettre à Jean-Luc Henning in : _Les Sphynx_ (2006)] : « Ma mère a réussi, et brillamment, à m'assassiner ma sexualité, mon mariage, ma vie amoureuse et ma vie tout court. Tout cela a débouché sur la révolte sanglante que vous savez : il a fallu fuir, au péril de sa vie, se lancer à l'assaut des hommes dans la prostitution, l'autodestruction peu à peu muée en flamboyante victoire, abondamment médiatisée, et transformée en littérature, conférences, émissions radiophoniques et télévisées... Dommage, ma mère est morte trop tôt, en 1971, elle n'a pas tout vu. »
[…]
« En mourant alors que tu avais terminé une première version de ton roman mais que sa publication s'avérait problématique – en mourant, qui plus est, le jour même de tes quarante-deux ans, le 11 août 1971 – elle t'a privée de cette revanche. Souvent, quand la mère meurt trop tôt, c'est ad vitam aeternam que l'enfant s'acharne à se prouver digne de son amour notamment en collectionnant des preuves que les autres l'aiment !
Romain Gary en savait quelque chose, Marguerite Duras aussi. Mais là où la séduction tous azimuts peut être valorisante pour un homme, pour nous autres femmes, la disparition de celle qui est du même sexe que nous est susceptible de nous faire glisser vers le masochisme. » (pp. 97-98)
5. « Dans le firmament littéraire français de l'après-guerre, plusieurs autrices de renom sont passées maîtres de cette dissociation qui permet d'occuper la place de la victime tout en s'identifiant au regard du bourreau, et toutes écrivent sous pseudonyme : Marguerite Duras (Donnadieu), Pauline Réage (Dominique Aury), Laure (Colette Peignot), Jeanne/Jean de Berg (Catherine Robbe-Grillet)...
Le christianisme une fois renié, le sexe peut venir en ses lieu et place, et le désir, se muer en rituel qui mime le sacrifice. L'homme va se catapulter à la place de Dieu, et la femme, l'adorer jusqu'à l'immolation de soi. Précisons qu'à cette époque, les adeptes de ces jeux SM sont presque toujours blancs, aisés, instruits et dans la force de l'âge. Un ami haïtien avec qui je discutais un jour de cette manie française de l'érotisme dit "noir" m'a dit en fronçant les sourcils : "Les fouets et les chaînes, euh... Très peu pour nous..." » (p. 100)
6. « Aucune de ses exigences ne te choque : tu es prête à tout lui sacrifier – ton corps, ton argent, tes enfants même.
"Sois ma prison et mon Dragon, lui écris-tu. HASSINE, HASSINE, HASSINE, HASSINE. Sois ma drogue, mon poison, mon poignard. Tue-moi, Hassine, tue-moi, TUE-MOI. Jette-moi tout au fond du puits de ton regard, fais-moi chavirer de ton souffle furieux, qu'il me déchire et me ravage comme un feu dans la jungle. Abats-moi comme un arbre, casse-moi, fends-moi, Hassine, saccage-moi. Qu'il ne reste plus rien de moi qu'un tourbillon de cendres hurlantes de joie. Je suis folle, Hassine, folle d'amour."
Gri, ces phrases sont affligeantes. Blessantes, pour les milliers de femmes tabassées, violées ou assassinées par leur conjoint, compagnon ou ex, jour après jour de par le monde. » (p. 103)
7. « Comparons deux descriptions, avant et après ton entrée en Révolution.
Avant : "Une fois dix-neuf [clients dans la journée]. À ce moment-là il se produit une phénomène de self-défense : le cerveau n'enregistre plus exactement tout ce qu'il voit. […] On est comme dans une sorte de coton perpétuel. On ne se rappelle plus le nom des gens, on ne se rappelle même plus leur visage, ni ce qu'on a fait avec eux. […] On est profondément découragée, alors on préfère ne pas trop approfondir. On ne regarde pas l'instant présent, on regarde toujours l'avenir. On croit toujours que ça ira mieux le lendemain, ou dans une semaine, ou dans une année. On se fixe un but : on se dit, bon, maintenant, c'est comme ça mais je ne veux pas trop le savoir, et après ce sera différent, ce sera terminé."
Après : "Au dix-septième […], j'ai vu qu'il m'était arrivé une chose assez fabuleuse, vous pouvez collectiviser votre corps […]. C'est-à-dire que vous restez vous-même, mais en même temps, vous appartenez à d'autres, j'étais moi-même tous les corps des autres qui étaient venus là. J'étais non seulement leur corps, mais leur sexe, leur âme, leur race, j'étais devenue totalement multiple. C'est magnifique. Vous êtes comme une algue emmêlée à d'autres algues. Ça fait un grand océan. Toutes les nuances sont mélangées. Une splendeur."
Décidément, le besoin de justifier nos choix peut nous rendre capables de vraies prouesses de raisonnement.
À mon avis, ce qui a changé entre ces deux moments est moins l'expérience physique du métier que le contexte psychique dans lequel tu l'exerces. À toi comme à moi, l'engagement politique fait un bien fou. L'affection de nos sœurs nous aide à mieux nous aimer nous-mêmes... et aussi à mieux nous protéger. On devient moins 'destoy'. » (pp. 112-114)
8. « Oui, nous avons aussi cela en commun : d'être originaires l'une et l'autre d'un pays riche, fade et ennuyeux, un pays dont la cruauté, au lieu d'être franche et spectaculaire comme celle de notre grand voisin (l'Allemagne pour les Suisses, les États-Unis pour les Canadiens), a été discrète et retorse. Et nous écrivons aussi dans l'espoir de secouer notre pays, de le choquer un peu. Dans le fond des fonds, je suis comme toi une provocatrice, car provoquer c'est aussi bousculer, c'est essayer de réveiller un monde que, par moments, nous trouvons coupablement apathique et veule. » (p. 135)
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