En ces jours si tragiques pour l'Iran, et en hommage à ce pays que je porte dans mon cœur, je me suis penché sur un grand classique de sa littérature, datant de la seconde moitié du XIIIe siècle, mais dont de nombreuses personnes de culture savent encore réciter des extraits par cœur, même en dehors du monde persan. Son auteur, le Sheikh Muslihuddin Saadi Shirazî (natif de Shiraz) fut l'un des piliers du soufisme de l'école Naqshbandi, et un infatigable voyageur, s'étant rendu aussi loin qu'en Chine, en Inde, en Abyssinie et au Maroc. Longtemps avant sa mort survenue à un âge très avancé, ses deux œuvres principales, le _Bustan_ (« Le Potager ») et ce _Gulistan_ (« Le Jardin des roses ») « étaient devenus – comme le rappelle le traducteur et préfacier Omar Ali Shah – de véritables manuels de poésie, de comportement et de morale ». Dans les huit « livres » dont se compose cet ouvrage, nous trouvons des contes philosophiques, généralement d'une longueur d'une ou deux pages au maximum, en prose mais avec l'insertion de passages en vers (que nous avons indiqués en cit. par un tiret et une majuscule au début de chaque vers), ainsi que des maximes. Il est très difficile, pour le lecteur profane d'aujourd'hui, de retrouver à la fois le sens des allégories et l'ironie qui semblent avoir caractérisé le texte.
Comme très souvent lorsqu'il est question de textes anciens, saisi par un sentiment désagréable d'étrangeté, je me sens confronté à un dilemme : soit j'essaie de m'arrêter sur des éléments qui me paraissent encore d'actualité, d'où survient une certaine stupéfaction que l'on se posât naguère les mêmes questions qu'aujourd'hui, quitte à y répondre de façon quasi opposée ; soit je me résigne à accepter que l'éloignement m'empêche de comprendre la plupart des idées énoncées, sur le plan même de la dénotation, sans parler des connotations et renvois vers un contexte qui m'est complètement inconnu. S'agissant de surcroît d'enseignements moraux, je suis absolument étonné par des contenus tellement différents des valeurs éthiques d'aujourd'hui, qu'on en serait scandalisé : la misogynie, la pédophilie, la désinvolture devant le mensonge et la dissimulation, devant la vengeance y compris violente, l'acceptation pacifique du plus grand arbitraire du pouvoir absolu, la prépondérance de la piété religieuse sur toute éthique « laïque »... de quoi faire douter à tout jamais de l'existence de principes moraux univers kantiens, aussi minimes et fondamentaux soient-ils.
Mais là intervient précisément la précaution de la seconde option de prise de conscience. Le préfacier rappelle le double sens du "zat" (cf. cit. 1), insaisissable en dehors de la spiritualité soufie, l'auteur lui-même insiste dans sa Conclusion sur le rire, et le « nectar de la plaisanterie » (cf. cit. 10) : ces deux facteurs, qui en soi semblent tellement incompatibles avec la lecture dont nous sommes capables des maximes morales, nous font douter en profondeur de notre compréhension la plus essentielle. Peut-être devrions-nous nous cantonner à une lecture plus littéraire et moins philosophique des contes, en constatant l'influence qu'ils eurent également sur la littérature occidentale, de Cervantès à Voltaire, de La Fontaine à Le Bailly. Peut-être les générations ininterrompues des persanophones qui ont appris des passages par cœur ont-elles été simplement séduites par la musicalité de leur poésie et charmées par l'originalité de leurs images, ou par la continuité d'un héritage linguistique et poétique sur une si longue durée... Peut-être devrions-nous simplement retrouver de quoi en rire...
Table [avec appel des cit.]
Préface [cit. 1]
Introduction
Livre Un : Du Caractère et de la Conduite des Rois [cit. 2]
Livre deux : De l’Éthique des Derviches [cit. 3, 4, 5]
Livre trois : Des Vertus du Contentement
Livre quatre : Des Avantages du Silence [cit. 6]
Livre cinq : De l'Amour et de la Jeunesse [cit. 7]
Livre six : Faiblesse et Vieillesse
Livre sept : De l'Effet de l’Éducation
Livre huit : De la Conduite de la Société [cit. 8, 9]
Conclusion [cit. 10]
Cit. :
1. [In Préface du traducteur Omar Ali Shah] : « Selon la pensée Soufi, tout ce qui est, animé ou non, possède un "zat" ou caractère propre, à la fois apparent et caché, mais dont la découverte et l'interprétation sont proportionnelles au degré de réveil spirituel du lecteur. Ceci étant bien établi, on comprendra combien il est vital, dans une traduction, de rendre l'esprit de l’œuvre de telle façon que le "zat" en soit conservé et puisse rester ouvert aux deux interprétations.
Comprendre Saadi, c'est comprendre le soufisme. Encore que ce soit là simplifier un peu trop, car, bien que le Gulistan ['Jardin des Roses'] soit lu partout où l'on parle le persan, il y a plusieurs millions de personnes qui ne parviennent pas à saisir le sens profond de cette œuvre, à moins que leur stade individuel de développement ne le leur permette. Chaque lecture du texte augmente notre compréhension des préceptes fondamentaux de l'Amour Soufi, qui a joué un rôle si prépondérant dans tous les domaines de la civilisation orientale. » (p. 14)
2. « Le Vizir lui en voulut et ordonna qu'on le mît à mort, pour enlever aux autres toutes velléités de faire comme lui. L'esclave posa la tête sur le sol devant Amr et dit :
- "Tout ce qui peut m'arriver, avec ton
Approbation, est juste.
Que peut plaider l'esclave ?
La décision t'appartient.
Cependant, puisque j'ai été élevé dans les libéralités de ta maison, je ne désire pas que tu aies à répondre de mon sang le Jour du Jugement. Si tu es décidé à me mettre à mort, fais-le selon la loi. Ne répands pas le sang d'un innocent afin qu'il ne te retombe pas sur la tête. Permets-moi de tuer le Vizir, et après tu me feras exécuter pour mon crime." Le Roi se mit à rire et demanda au Vizir son avis. "Libérez cette canaille", dit-il "en offrande à la mémoire de votre père pour que je ne sois pas mêlé à ces machinations. C'est ma faute, car je n'ai pas respecté ce conseil des sages :
- Si tu engages le combat avec un lanceur
De pierres,
Tu auras la tête brisée par ton ignorance.
Quand ta flèche se perd, face à l'ennemi,
Prends garde ! car toi aussi tu es sa cible." » (pp. 55-56)
3. « Le nouveau disciple fut blessé par les dires des calomniateurs et vint s'en plaindre à son Sheikh : "Je suis blessé par les poisons des mauvaises langues."
Le Sheikh pleura et dit : "Tu dois être reconnaissant d'être meilleur qu'ils ne te considèrent."
- Lorsque tu dis : "Des hommes envieux et méchants me cherchent des défauts
Ils me veulent du mal et se tiennent à l'affût pour répandre mon sang."
Si tu es bon, et que les hommes parlent de toi,
Cela vaut mieux que si tu es mauvais
Et que les hommes t'adressent des louanges.
En ce qui me concerne personnellement, je vois que les hommes pieux et bons me louent beaucoup ; aussi je crains que ma bonté ne soit en péril.
- Si je faisais toujours les choses que je sais être sages,
Je serais d'un bon caractère et pieux.
Bien que je me cache de mes voisins,
Dieu sait aussi bien que moi ce qui est dans mon cœur.
Nous nous tenons éloignés des gens pour cacher nos fautes à leurs yeux.
Mais quel bien y a-t-il à se dérober à la société,
Lorsque le Connaissant sait ce qui est caché,
Aussi bien que ce qui est manifeste ? » (pp. 90-91)
4. « Le marchand me prit en pitié, paya une rançon de dix pièces d'or et m'emmena avec lui à Alep. Plus tard, il me donna sa fille en mariage avec une dot de cent pièces d'or. La fille avait mauvais caractère, était querelleuse et, après un certain temps, aiguisa sa langue contre moi et me fit la vie dure.
- L'enfer sur cette terre,
C'est une méchante femme dans la maison d'un homme bon
Garde-toi des mauvais compagnons.
Ô Seigneur, préserve-nous du feu.
Un jour, elle me dit d'un air sarcastique : "N'es-tu pas celui que mon père a acheté pour dix pièces d'or ?" Je répliquai : "Oui, il m'a fait libérer pour dix pièces mais il m'a vendu comme esclave pour cent pièces."
- J'ai entendu parler d'un homme
Qui ne sauva un mouton des dents du loup
Que pour une nuit lui couper la gorge.
Le mouton, dans son dernier souffle,
Se plaignit : "Tu m'as délivré des griffes d'un loup,
Mais si je regarde de plus près,
Pour moi c'est toi le loup." » (pp. 97-98)
5. « Écoutez l'histoire de la dispute entre le drapeau et le rideau, à Bagdad. Le drapeau se plaignait de l'inconfort et de la poussière de la marche, et dit : "Nous sommes tous les deux des serviteurs de la cour royale. Jamais je n'ai cessé de faire mon devoir, et toujours je suis en marche. Toi, tu n'as jamais manqué de confort. Tu n'as connu ni la bataille, ni le désert, ni la marche, ni la poussière, ni la fumée. Ma hampe est toujours à l'avant-garde des batailles, tandis que ta place est auprès des belles esclaves. Tu demeures avec les concubines parfumées de jasmin ; moi je suis porté par les mains des gens de la suite, marchant sans arrêt, ne pouvant me promener librement, et plein de désillusions."
Le rideau répondit : "Moi, j'ai la tête sur le seuil, tandis que la tienne est dans le ciel. Celui qui porte la tête haute et avec prétention, tombera la tête la première." » (pp. 106-107)
6. « Je ne savais comment me décider à acheter une certaine maison lorsqu'un Yahudi [Juif] me parla ainsi : "Je suis un vieil habitant de cette rue, et si vous voulez mon avis, achetez-la car je puis vous dire qu'elle est en parfait état." "Tout serait parfait" dis-je "si vous n'étiez pas mon voisin."
- Une maison, avec un voisin tel que toi,
À dix dirhams en-dessous de sa valeur réelle, serait chère.
Cependant, on pourrait y vivre dans l'espoir qu'à ta mort
Elle en vaudrait mille. » (p. 147)
7. « Un écolier était d'une telle beauté et d'un tel charme que son professeur s'éprit de lui, et lui répétait sans cesse :
- "Je suis tellement envoûté par roi,
Ô précieux enfant, qu'il ne me reste pas de pensées pour moi-même.
Je ne puis détacher mes yeux de toi, alors même que je vois une flèche se diriger vers moi."
Le jeune garçon lui dit : "Voudriez-vous, s'il vous plaît, en plus de me donner des leçons, m'enseigner à discipliner mon âme afin que s'il m'arrive de dire quelque chose de répréhensible, je puisse être corrigé et ne plus refaire la même erreur." Le maître répondit : "Il te faut chercher quelqu'un d'autre pour te conseiller, car mon attachement ne me fait voir en toi que des qualités." » (p. 155)
8. « Un faible ennemi qui se rend et fait vœu d'amitié ne désire que devenir un ennemi puissant par la ruse et la feinte. "Il n'y a pas d'assurance en l'amitié des amis ; que peut-il advenir alors de la flatterie des ennemis ?"
- Mes amis sont pires que des ennemis :
Ce sont des ennemis d'eux-mêmes, se montrant sous un autre jour. » (p. 213)
9. « La raison est une prisonnière sous l'emprise des appétits sensuels, comme l'est un homme faible aux mains d'une femme intrigante.
- Ne considère pas comme paisible et enviable ce ménage où la femme a la voix la plus forte. » (p. 229)
10. Excipit : « La plupart des dires de Saadi provoquent le rire et sont agréables. Pour cette raison, des personnes qui ne voient pas plus loin que le bout de leur nez se sont moquées en disant : "Ce n'est pas dans les habitudes des Sages de se torturer l'esprit sans résultat, ni de brûler la bougie inutilement." Cependant, le dévot à l'esprit non obnubilé, à qui je dédie mes paroles, reconnaîtra le fil des enseignements et le vent piquant des conseils mêlé au nectar de la plaisanterie, de sorte que la nature fatiguée de l'homme ne soit pas privée de leurs profits. Merci à Dieu, Seigneur de l'Univers.
- J'ai porté conseil, comme j'en avais fait le vœu, en y mettant beaucoup de temps.
Si mes conseils ne frappent pas d'oreilles sensibles, le messager a porté le message !
Ô lecteur, implore la miséricorde de Dieu pour l'auteur et pour le possesseur.
Pour toi-même, recherche le bien, et ensuite le pardon pour le scribe. »
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