[Elisée Reclus - Géographe, anarchiste, écologiste | Jean-Didier Vincent]
Après des décennies d'oubli suite à une très vaste renommée de son vivant, nous connaissions, grâce à Yves Lacoste, l'auteur de l'immense traité encyclopédique
Nouvelle Géographie Universelle se composant de quelques vingt mille pages rédigées au cours de presque deux décennies, ainsi que d'une vaste série d'autres ouvrages géographiques aussi ambitieux que novateurs.
J'ignorais, pour ma part, les deux autres volets que le célèbre neurobiologiste Jean-Didier Vincent met en exergue de la biographie de son héros concitoyen : l'anarchiste et l'écologiste. Je retire en plus de cette biographie amoureuse sous forme d'épopée, dont le style parvient sans doute à s'identifier avec celui du géographe, le portrait d'un homme aussi exceptionnel qu'emblématique de son éducation et de son temps.
L'éducation, caractérisée par l'austérité ainsi que par l'omniprésence des sentiments de justice et de religiosité, c'est celle du protestantisme de son pasteur de père, poursuivie dans ses études théologiques en Allemagne. Elle aura pour conséquences sa première révolution intime, qui le mènera à un athéisme militant, mais aussi à une grande et précoce aise à voyager et à s'établir à l'étranger - Allemagne, Angleterre, Irlande, Louisiane, Colombie, Suisse, Algérie, Belgique. Peut-être également, sur un plan plus métaphysique, le dirigera-t-elle vers ses relations si étrangement fusionnelles avec la Terre et avec l'Homme (deux maîtres-mots de toute son oeuvre), sans parler des femmes, aimées jusqu'à la fin d'amours libres et librement consenties défiant tout le choc et la réprobation de l'époque, trois objets d'amour donc, inconditionnel, sur lesquels il déversera par l'exploration, le nomadisme et la fraternité (de l'une et des autres pareillement), son chant d'espoir ininterrompu, ainsi que toute son espérance transcendantale muée du religieux.
Issu de son temps aussi. Comme tous ces hommes épris de liberté, dont la jeunesse se forgea en 1848 et l'âge adulte connut les pires humiliations morales et vexations physiques -réclusion, exil - en 70, à la suite de leur engagement pendant la Commune de Paris ; sans oublier l'ostracisme définitif de l'institution universitaire ni les constantes tracasseries policières qui le repoussèrent souvent hors de France.
C'était le lot de ces idéologues de l'entraide et de la solidarité universelle, parmi lesquels il eut sa place auprès notamment de son "frère fratrissime" Elie, son alter ego réservé et pessimiste, avec qui il vécut longtemps, ainsi que de son ami de toute la vie, Kropotkine. Son célèbre discours de février 1905, prononcé le lendemain de la tentative de révolution russe et quelques semaines avant son décès, donne le ton de cet anarchisme plutôt distant du style pamphlétaire, par son degré élevé d'abstraction et d'idéalisme. A noter aussi sa perspective d'origine protestante, centrée sur la responsabilité individuelle ainsi que sur ce qui se comprend aujourd'hui comme une révolution tout intime dans l'accession du sujet à la liberté, notamment dans la question des relations homme-femme.
Cette position excentrée révèle à la fois sa gêne par rapport aux actes violents de certains anarchistes de la dernière décennie du XIXe s. - la "terreur noire" - notamment "l'admiration ambiguë qu'il portait à Ravachol" (p. 335), et aussi ses propres contradictions sur la question coloniale, alors même que l'une de ses grandes causes avait été la dénonciation de l'esclavagisme.
L'écologisme de Reclus, enfin, recèle aussi une part de contradiction, dans la mesure où une dénonciation très précoce des dangers d'épuisement des ressources naturelles ainsi que de ceux de la technique à l'égard de la conquête individuelle de la liberté ne lui fut pas suffisante à se soustraire au positivisme et à la foi dans le progrès, si propres à son temps.
PS.
"Comment admirer, aimer la petite individualité charmante de la fleur, comment se sentir frère avec l'animal [...] quand on ne voit pas aussi dans les hommes de chers compagnons, à moins pourtant qu'on ne les fuie à force d'amour, afin d'éviter les blessures morales qui viennent du haineux, de l'hypocrite ou de l'indifférent. " (E.R., L'Homme et la Terre, cit. p. 405).
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