La pierre de feu.
Le mythique phare d’Ar-Men, bâti au bout de la chaussée de Sein, n’en est pas moins ancré dans la dure réalité que des paquets de mer font vibrer régulièrement. Bâtiment prestigieux que sa rudesse et son isolement rehaussent, il concentre le génie et l’opiniâtreté des hommes dans leur combat contre les éléments naturels. Avant son automatisation en 1990, le phare breton aura composé un austère huis-clos tournant le dos à l’océan pour des générations de gardiens. Emmanuel Lepage, artiste exceptionnel, dont les albums souvent multi-primés demeurent relativement confidentiels, semble fasciné par ces endroits utopiques et inhumains, adossés au néant, à l’instar des îles Kerguelen ou de la zone irradiée de Tchernobyl. Il fallut qu’Ar-Men existât pour lui aussi. La fiction, documentée aux sources primaires (témoignages des derniers gardiens du phare, hélitreuillage sur Ar-Men), nourrie aux auteurs essentiels (Henri Queffélec, Jean-Pierre Abraham, Bruno Le Floc’h), etc. compose un reportage en bande dessinée dont la construction narrative se révèle émouvante et poétique. En effet, la mer, en s’engouffrant dans le phare, déshabille les murs de leur crépi et met à jour l’histoire écrite de Moïzez, premier gardien ayant participé à la construction du phare que Germain, ultime gardien, va déchiffrer. Dans l’oscillation entre passé et présent, l’édification d’Ar-Men, le brassage des légendes bretonnes (la cité d’Ys, l’Ankou) et les histoires personnelles s’emboîtent et composent une fresque humaine et féérique où la solitude s’engouffre dans la démesure océanique. Les techniques graphiques utilisées par Emmanuel Lepage sont variées, maîtrisées et utilisées à propos : de splendides aquarelles lumineuses et transparentes pour la période contemporaine, du lavis noir & blanc rehaussé de brou de noix et enrichi d’encre terre de Sienne pour la partie consacrée à la construction du phare, des encres de couleur pour l’évocation des légendes. Artiste inspiré, il donne à voir l’insondable puissance vitale qu’est la mer en mouvement. Dès la saisie de l’ouvrage, le lecteur sent qu’il se trouve au seuil d’une œuvre habitée.
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