Qui se souvient de l'expérience coloniale allemande en Afrique Sud-occidentale, entre 1883 et 1916 ?
De cette courte période de colonialisme, dont l'issue a été la guerre mondiale et non la décolonisation, circonstance qui a retardé l'accession à l'indépendance de la Namibie jusqu'en 1990 et conservé les postes-clés de l'économie pour les minorités allemande et afrikaner jusqu'à présent, nous découvrons dans ce récit une violence inouïe, une barbarie innommable. Si cette violence en elle-même peut ne pas surprendre dans le contexte colonial, et si des pratiques similaires ont été répertoriées ailleurs, perpétrées par d'autres Européens, deux particularités la rendent cependant inquiétante : la multiplicité de liens de paternité qui, au sens littéral et générationnel, unissent cette colonisation au nazisme, en faisant de la première une véritable répétition générale de plusieurs aspects du second, et d'autre part le refoulement complet de ses exactions dans la conscience collective, se trouvant sans doute estompées par le nazisme justement.
Paternité : le premier gouverneur de la colonie africaine se nomme Dr. Heinrich Göring ; plus tard il enfantera le célèbre Hermann, après avoir attiré des colons allemands par la fausse nouvelle d'une mine d'or.
La foire coloniale de Berlin de 1896, où sont conviés et presque contraints de se déguiser « en sauvages » deux fils de dignitaires des Hereros et Namas, les principales ethnies autochtones, habituellement vêtus de redingote et chemises amidonnées, lecteurs de la presse européenne et sud-africaine en langue anglaise, connaisseurs des Evangiles et baptisés de noms bibliques depuis les quatre siècles de christianisation de leurs peuples, sera le déclencheur des théories pseudo-génétiques d'un certain Dr. Eugen Fischer, l'inspirateur du volet raciste du nazisme. Ce dernier se rendra d'ailleurs en Afrique, et sera approvisionné en cranes d'Africains trucidés, par centaines, par un certain Ralph Zürn, génocidaire et profanateur « professionnel » de sépultures. Ce dernier sera le père de l'artiste peintre et poétesse surréaliste Unica Zürn, compagne de Hans Bellmer, belle-fille d'un haut dignitaire nazi, violée par son propre frère, qui terminera son existence douloureuse par la schizophrénie et le suicide. [C'est une auteure que j'aime beaucoup : elle donne aussi un éclairage extraordinaire sur la maladie mentale et les perversions sexuelles].
La stratégie par laquelle le général Lothard von Trotha terrassera les Hereros en août 1904, en les contraignant à une longue marche dans le désert après avoir empoisonné les puits des oasis, et le successif ordre d'extermination («
Vernichtungbefehl ») datant d'octobre de la même année, préfigurent, par leur ressemblance troublante, respectivement le génocide arménien et la « solution finale » («
Endlösung der Judenfrage ») ; enfin l'organisation du camp de Shark Island constitue l'archétype parfait d'Auschwitz et autres Treblinka. Si l'on accepte pour les massacres de 1915 l'appellation de génocide, force est de noter que le premier du genre en ce siècle fut perpétré contre les Hereros.
En 1917, pour des raisons évidentes de propagande de guerre, le nouveau gouverneur britannique du Sud-Ouest africain diligente un jeune major irlandais, tel Thomas O'Reilly, juge de formation, intègre de caractère, et antiesclavagiste par conviction, d'une enquête sur les atrocités commises par l'administration précédente. Avec beaucoup de zèle, il recueillera quelque soixante-dix témoignages de rescapés de Shark Island entre autres qui feront la matière d'un Blue Book. Cependant, le major disparaîtra assez mystérieusement dès 1919 et en 1926, sous chantage allemand, tous les exemplaires de son rapport par ailleurs resté assez confidentiel seront retirés de la circulation en vue de destruction. Cet ouvrage est né de la découverte fortuite d'un exemplaire probablement unique dans une bibliothèque universitaire de Pretoria. Des extraits d'une dizaine de pages en sont reproduits. L'Allemagne refuse des excuses officielles pour les exactions, la famille von Trotha est partagée dans l'expression de sa contrition ; en 2011, 20 crânes de Hereros et de Namas ont été restitués par l'hôpital de la Charité de Berlin en son nom propre et sans représentant du gouvernement, et jusqu'en 2013 trônait à Windhoek la statue équestre « qui […] depuis 1912 honorait les soldats et civils allemands morts durant la guerre qui les opposa aux Hereros » (p. 184) : elle a été déplacée en catimini la nuit de Noël.
La leçon que je tire de cette lecture est que, encore et toujours, il faut se garder de considérer le nazisme comme une aberration de l'Histoire, comme une folie qui, du fait de son incongruité, serait unique et à jamais irrévocable. Si le colonisateur, autant que et de concert avec le colonisé, ne fait pas œuvre de décolonisation de son esprit, des dangers variés et inattendus le guettent ; et c'est loin d'être chose faite chez nous aujourd'hui...
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