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[Esclaves | Dominique Torrès]
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Posté: Hier, à 18:49
MessageSujet du message: [Esclaves | Dominique Torrès]
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Voici une enquête journalistique menée en parallèle avec la réalisation de deux films documentaires diffusés à l'occasion du bicentenaire de l'abolition théorique et provisoire de l'esclavage (1994) dans le sillon de la Révolution française, pour documenter une réalité difficilement concevable et acceptable de nos jours : que l'esclavage persiste, et de surcroît dans des formes modernes qui ne sont pas nécessairement des réminiscences archaïques de sociétés reculées, et qu'il concerne plus de deux cents millions de personnes vulnérables, surtout des femmes et des enfants, souvent déplacées. La préface par Noël Mamère, datée de 2005 soit environ une décennie après la première parution de cet ouvrage, certifie la pérennité du drame qui y est présenté dans le livre, dont par ailleurs la conclusion « Pour conclure sans conclure » explique des raisons économiques (minimisation des coûts de production) et politiques (statut des migrants sans-papiers), en considérant lesquelles l'esclavage ne peut que s'être aggravé depuis.
Bien que l'autrice sache d'emblée qu'il existe des situations d'esclavage occulté même en plein cœur de nos métropoles occidentales, elle commence sa recherche par le Maroc, où principalement les petites filles issues de familles rurales démunies, vendues ou « prêtées » par elles, sont employées traditionnellement comme bonnes non rémunérées ni scolarisées dès leurs huit ans, et souvent soumises aux pires sévices. L'enquête se poursuit au Koweit, où des femmes migrantes venant surtout des Philippines, du Bangladesh mais aussi du Pakistan et d'Inde, parfois attirées par le leurre d'un vrai contrat de travail de domestiques, se retrouvent aussitôt privées de leur passeport, séquestrées et maltraitées, et lorsqu'elles fuient vers leurs ambassades qui sont elles-mêmes complices dans ce trafic de travail clandestin, recluses et privées de toute protection consulaire, voire ré-attribuées à un autre « maître ». Dans le même pays, il est également question de l'importation de petits garçons de huit-dix ans, également étrangers, utilisés comme jockeys dans les courses de chameaux. Ensuite, nous nous déplaçons en Mauritanie, où se présente une situation paradoxale où l'esclavage est une réminiscence presque regrettée, car la paupérisation de la population et la désertification du territoire ont partiellement aboli l'esclavage mais au prix d'une clochardisation généralisée, d'un racisme accru et sans doute, depuis cette étude, d'une radicalisation islamiste correspondant à l'aggravation des fractures ethniques et sociales. Enfin, nous revenons en Europe où « l'esclavage invisible » ici étudié prend deux formes : celle de la domesticité du personnel diplomatique étranger que son statut protège par rapport à la législation du pays d'affectation, et en moindre mesure celle des travailleur.euses sans-papiers des ateliers de confection clandestins ainsi que du secteur de la restauration ; sont par contre ignorés d'autres secteurs comme la bâtiment et surtout la prostitution, sans doute à cause de l'urgence de publier les premiers résultats d'une enquête qui aurait pu avoir une envergure bien plus grande, jusqu'à englober toutes les traites et trafics, y compris d'organes.
Le phénomène est stupéfiant et provoque une indignation d'autant supérieure que l'on apprend les efforts d'occultation, de minoration voire de négation de la part des institutions, y compris dans les plus hautes sphères ministérielles françaises, ainsi qu'après des Organisations internationales sont systématiques. La théorie du devoir d'ingérence humanitaire, même si elle est contestée, devrait pour le moins faire débat lorsqu'il est question d'esclavage, dont l'on devrait a minima s'accorder sur une définition consensuelle et inclusive des cas modernes. Au lieu de cela, l'on préfère se courber devant les « sensibilités culturalistes » et surtout devant l'ampleur des intérêts économiques en présence.



Cit. :


1. « L'emploi des petites bonnes [au Maroc], lui, est "couvert", sinon autorisé, par une autre bizarrerie légale. Au lendemain de l'adoption de la législation [contre le travail des enfants], qui remonte à 1948, le personnel de maison était assimilé aux membres de la famille sous prétexte qu'il était souvent recruté parmi les proches, ceux-ci plaçant leurs enfants chez des parents plus aisés capables d'assurer leur logement, leur nourriture et leur éducation dans un cadre réputé "familial". Il n'en était rien, déjà à cette époque, car ce même personnel était également employé par les colons. On ne s'est pas soucié d'en tenir compte. La situation juridique des petite bonnes perdure ainsi à l'abri d'une législation qui, dès le départ, faussait les données du réel. » (p. 40)

2. « Le mot "esclave" étonne la princesse.
- Autrefois, il y avait des esclaves au Maroc, dit-elle ; mais aujourd'hui il s'agit plutôt d'exploitation, non ?
Non ! Je donne une fois encore ma définition du mot : est esclave une personne sur laquelle s'exercent le droit de propriété ou l'un de ses attributs. Faire travailler à volonté, refuser l'instruction, les loisirs, frapper, séquestrer, affamer, torturer, n'est-ce pas considérer un être comme une chose, dont on peut disposer à son gré et qui n'a aucun droit ? J'évoque d'autres cas, dans d'autres pays. Elle écoute avec attention et finit par conclure :
- Oui, vous avez raison : c'est de l'esclavage moderne. Autrefois les esclaves étaient des membres de la famille. Ils étaient bien traités. Ils avaient un statut. À présent c'est chacun pour soi. Les femmes travaillent et les petites bonnes forment une main-d’œuvre quasi gratuite que l'on exploite autant que possible. La situation, c'est vrai, est sans doute pire que lorsque j'étais enfant... » (pp. 56-57)

3. « Représentant de l'association Middle East Watch de New York, le Dr Aziz Abouamad, un Saoudien, m'a confirmé à son retour du Koweit que des centaines de femmes – pratiquement réduites à la condition d'esclaves évadées, puisque privées de papiers – se terraient là-bas, cachées à l'insu de tout le monde derrière les murs des ambassades, suppliant les autorités de leur pays, souvent tacitement complices des exploiteurs de main-d’œuvre, de les laisser rentrer chez elles – aux Philippines, au Sri Lanka, au Bangladesh ou ailleurs. Cette ONG américaine cherchait à alerter l'opinion sur la situation qui était faite dans cette partie du monde aux travailleurs étrangers. Elle avait patiemment recensé les injustices, les brutalités, les crimes restés impunis : mauvais traitements systématiques auxquels sont quotidiennement soumis les "employés", coups, viols en série, meurtres même. En vain. Rien ou presque ne semblait devoir changer au pays de l'or noir. Encore le Koweit, relativement démocratique et ouvert (puisqu'une femme seule, comme j'étais, pouvait espérer y conduire tant bien que mal une enquête), n'était-il pas sur ce point le pays le plus mal loti. N'assurait-on pas que la situation des étrangers y était, à tout prendre, infiniment meilleure que dans les Émirats du Sud, où tout se joue à porte close... pour ne rien dire de l'Arabie Saoudite, la forteresse la mieux barricadée du globe, où le droit tel que nous l'entendons n'existe tout simplement pas ? » (pp. 65-66)

4. « Je lie conversation avec un monsieur doux et distingué qui se présente comme le responsable du bureau du travail à l'ambassade d'Inde [au Koweit] […]
- Nous n'avons que cinquante cas de fugitives chez nous, à l'ambassade, me dit-il fièrement. Nous disposons d'une maison particulière pour les accueillir, avec du personnel, un docteur et de la bonne nourriture. Rien à voir avec les autres ambassades, ajoute-t-il avec un léger mépris.
M. Mgain parle volontiers. Sa communauté est la plus ancienne au Koweit. […] L'ambassade d'Inde ne connaît que des problèmes mineurs.
"Nous parvenons presque toujours à des compromis."
- Mais comment expliquez-vous cette bonne entente, alors qu'il y a tant de drames dans d'autres ambassades ?
- Nos employés sont très obéissants. Ils considèrent spontanément leurs employeurs comme leurs maîtres.
- Est-ce ce que veulent les Koweitiens ?
- Vous savez, un Indien est toujours très patient. Vous pouvez l'insulter sans qu'il bronche.
[…]
Mgain réfléchit.
- Il y a deux ans, dit-il enfin, un drame s'est tout de même produit à notre ambassade. Une Indienne s'est enfuie de chez des Biduns. Ils l'avaient littéralement affamée pendant cinq jours. La pauvre s'est évanouie dans le rue. On nous l'a amenée et nous l'avons fait hospitaliser d'urgence.
- Vous avez intenté un procès ?
- Non. Vous savez, les procès, ce n'est pas la bonne solution...
- Et quelle est la bonne solution ?
- Trouver un compromis. » (pp. 97-98)

5. « L'avant-veille de mon départ, en ouvrant l'_Arab Times_, je tombe sur un long article concernant les courses de chameaux. Tout un topo très lyrique sur les traditions bédouines, le retour aux sources... et les enfants de huit à dix ans qui montent les bêtes de course.
J'ai lu des compte-rendus sur l'effroyable situation de ces enfants jockeys, kidnappés ou achetés dans des familles misérables, au Pakistan et au Bangladesh, que l'on affame avec soin afin qu'ils restent aussi légers que possible, et qui risquent leur vie pour le plaisir des cheikhs des Émirats et de l'Arabie Saoudite. Un journal pakistanais racontait par le menu le repas de lait et de miel, ainsi que les mille gâteries auxquels ont droit... les chameaux, puis les conditions de vie des petits jockeys :
- Pendant la période des courses, je n'avais l'autorisation d'absorber qu'un peu d'eau, et cela quinze jours durant, racontait Mohammed, dix ans, jockey au service d'un émir pendant cinq ans. Le reste de l'année je dormais dehors, dans une couverture, et je ne pouvais me nourrir que de riz. On ne me donnait que cela.
Les accidents ne se comptent plus. De nombreux enfants ont trouvé la mort, écrasés par le poids de leur monture ou piétinés par elle. Le gouvernement du Pakistan s'est alarmé. » (p. 103)

6. « Depuis vingt ans, la structure sociale du pays [la Mauritanie] a été bouleversée. Hier les nomades représentaient quelque 80% d'une population de deux millions d'habitants. Maintenant ils ne sont plus que 20%. Les autres sont peu à peu venus croupir sous les tentes, dans les bidonvilles de Nouakchott. Entre les Beydanes (Maures blancs) et les Négro-Mauritaniens (Hall-Pullar, Soninkés, Ouolofs) eux-mêmes anciens esclavagistes, les Haratines, qu'ils soient effectivement affranchis ou encore esclaves, constituent la majorité relative de la population – soit environ 40%. De sociale, la question de leur émancipation devient politique. Leurs origines ethniques sont d'ailleurs très diverses, leur statut social difficile à cerner : descendants d'esclaves, esclaves affranchis, esclaves encore en situation de servitude... De même que parmi eux toutes les nuances de couleur de peau existent, du noir ébène au café-au-lait, du teint cuivré au blanc ivoire, de même mille et une variantes peuvent-elles être relevées entre l'esclavage et la liberté.
Paradoxalement, la sécheresse a fait plus que tous les beaux discours pour la libération des esclaves, tout simplement parce qu'elle frappait aussi leurs propriétaires. Ceux-ci n'auraient pas si facilement émancipé leurs serviteurs s'ils en avaient eu encore besoin. Mais avec la sécheresse, ces derniers devenaient inutiles ; des bouches supplémentaires à nourrir. Aujourd'hui, dans les bidonvilles, esclaves et maîtres se côtoient, aux prises avec la même misère. » (p. 119)

7. « J'apprends que ce couple est libre depuis deux ans. Ils avaient le même maître.
- Il n'a plus voulu nous garder, explique la femme, volubile et pleine de vivacité.
- Pourquoi ?
- Nous sommes trop vieux. Le maître nous a dit qu'il y avait une loi, et qu'il ne faut plus avoir d'esclaves. Il nous a dit de partir, c'est tout.
Elle paraît outrée à ce souvenir.
- Depuis combien d'années étiez-vous chez lui ?
Le couple se regarde, perplexe.
- Je ne sais pas, répond l'homme. Peut-être depuis toujours.
- Et vous n'êtes pas contents d'avoir été libérés ?
- Contents ! s'écrit la femme, indignée comme une ouvrière renvoyée après des années de bons et loyaux services. Mais on crève de faim !
Elle me montre son ventre, ses bras maigres :
- On ne sait pas pour qui travailler !
Elle espère manifestement pouvoir devenir ma captive.
- Mon mari travaille bien.
- Nous faisons tout, renchérit l'homme, aussi convaincant qu'il le peut. » (p. 130)

8. « Sans doute faut-il distinguer entre esclavage et travail clandestin ; mais dans bien des cas cette dernière notion se confond purement et simplement avec une forme de servage. L'une des plus brutales qui soient. La presse française rend périodiquement compte d'affaires mises au jour par la police, où il est question d'ateliers de confection organisés comme de vrais petits bagnes, camouflés dans des sous-sols ou des arrière-cours, parfois au cœur de Paris. De même l'Inspection du travail ou les services de l'Hygiène débusquent-ils régulièrement, dans les caves des cafés ou des restaurants, toute une faune de travailleurs sans papiers employés à la plonge ou à la pluche, et que l'on fait coucher là comme des rats. La plupart d'entre eux ne sortent jamais de leur trou. Leurs "employeurs" le savent bien : pas besoin de les enfermer ; s'il prenait l'envie à l'un de ces captifs du travail sauvage d'aller prendre l'air, il risquerait le pire. Le pire : être reconduit d'autorité dans son pays, où l'attend la perspective de crever de faim.
Interrogées, ces victimes d'un système qui n'a rien à envier à celui qui avait cours au temps de l'Oncle Tom – avec ses réseaux parfaitement organisés, ses rabatteurs, ses contremaîtres négriers, sans parler des complicités dans telle ou telle profession (confection, restauration) –, ces victimes vouées à l'ombre, au silence, ne se plaignent que si elles sont tombées sur un mauvais patron : entendez un patron qui les bat. Qu'on leur donne quatre sous à mettre de côté, qu'on les nourrisse d'un peu de riz et qu'on les poste quinze heures d'affilée devant une machine ou un évier ne leur paraît souvent pas pire que l'idée d'avoir à s'en retourner sans argent au village de brousse qu'ils ont quitté et où ils rêvent de revenir un jour la tête haute […]. » (pp. 158-159)

9. « Que le problème s'aggrave quantitativement, c'est là l'évidente conclusion des rapports qui ont été établis ces dernières années par les organismes responsables. Et tout donne à penser que le chiffre de "deux cents millions d'esclaves dans le monde" lancé par l'ONU en 1994 est désormais dépassé. Je sais bien que c'est là un chiffre qu'il convient de nuancer. Il regroupe des catégories d'individus qu'il n'est sans doute pas inutile de distinguer : descendants d'anciens "captifs" qui appartiennent aujourd'hui encore à un maître (en Afrique et en Asie surtout)... anciens petits propriétaires endettés, spoliés de tous leurs biens, condamnés à travailler leur vie entière – et leurs enfants après eux – chez un créancier qu'ils ne pourront jamais rembourser (Inde, Pakistan, Brésil)... enfants privés d'enfance et livrés aux employeurs marrons de l'artisanat, de l'industrie ou de l'agriculture (quatre-vingts millions de gamins de par le monde – selon le tout récent et accablant rapport du Bureau International du Travail, à Genève – dont vingt millions de petits travailleurs "esclaves", c'est-à-dire vendus par leur famille)... domestiques sans identité légale, qui ignoreront jusqu'à la mort et le goût de la liberté et la notion même de leurs droits... "employés" migrants embauchés loin de leur pays, privés de papiers et corvéables à volonté... Nuancer ce résultat ne saurait en aucun cas conduire à en réviser le sinistre montant à la baisse. Le chiffre, malgré son énormité, soit malheureusement être tenu pour vrai.
Mais le phénomène, surtout, s'est aggravé qualitativement. Loin d'être le seul fait de sociétés archaïques, il trouve en effet dans l'économie moderne, "libéralisée" à présent sur les cinq continents, des formes inédites, une nouvelle utilité. Le travail "délocalisé" ou clandestin, la nécessité d'amoindrir à tout prix les coûts de production pour faire face à la concurrence lui ouvrent chaque jour de nouveaux espaces, de nouvelles complicités.
[…]
Confortées par ce flux d'argent qui se chiffre en milliards de dollars, les formes illégales d'exploitation du travail – et l'esclavage parmi elles – trouvent à la fois un financement et le moyen de s'offrir une "vitrine" présentable, voire un paravent qui les rendront bel et bien invisibles. Aujourd'hui l'esclave voyage en avion, sagement assis entre l'avocat à calculette et le touriste de retour du Club Med. On chercherait en vain des traces accusatrices à ses chevilles ou à ses poignets. » (pp. 194-195)

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