L'auteur est psychologue et psychanalyste dans une maternité et un centre de fertilité (CECOS) qui, depuis 2018, est autorisé à prodiguer l'assistance à la procréation également en-dehors des couples hétérosexuels stériles, avec suivi psychologique. Issu de la migration indienne (l'ouvrage débutant par un souvenir de son père qui relève d'un archétype archaïque) et devenu récemment père lui-même, il a dû et pu mesurer l'ampleur de la réinvention récente de la figure paternelle, grâce aussi à la multitude de pères qui ont défilé dans son cabinet : pères méconsidérés voire maltraités en maternité, « nouveaux pères » très impliqués auprès de leur bébé, « nouveaux pères » sous le regard des mères, beaux-pères dans les familles recomposées, pères « incestuels » ou autrement « séducteurs », pères infertiles, non-pères donneurs de gamètes, pères trans (M-F et F-M), pères par GPA (reconnus et non reconnus). C'est donc à partir de la clinique, chaque cas de figure constituant un chapitre et presque tous portant le prénom de l'homme qui le représente, regroupés en cinq parties (cf. table), que Kevin Hiridjee conceptualise les métamorphoses de la paternité, démarche déductive qui parvient à éviter complètement les lourdeurs parfois absconses du jargon psychanalytique. La théorie n'est cependant pas absente, ainsi que de nombreuses références même très récentes à des monographies sur des sujets spécifiques, ainsi qu'à des œuvres littéraires et également cinématographiques. Pour ajouter à la théorisation, la compléter ou la valider, la fin de chaque partie comporte un addendum issu d'un dialogue avec une certaine Sylvie, psychanalyste expérimentée qui supervise le travail de l'auteur : parfois sa perspective ouvre ou illumine les cas sur des horizons plus vastes ou plus abstraits.
En résulte une image multiple et complexe des nouvelles paternités, dans un pragmatisme phénoménologique qui s'écarte considérablement des dogmes très souvent normatifs, pour ne pas dire réactionnaires, que la psychanalyse traditionnelle a apposés à la « fonction paternelle », à la « figure du père » ou encore au « nom du père » lacanien. De plus, la parution récente de l'essai permet d'avoir des informations tout à fait mis à jour. [Je constate au choix des cit. que mon intérêt a été retenu principalement par l'accession à la paternité].
Table [avec appel des cit.]
Prologue [cit. 1]
Introduction
Partie I – Devenir père [cit. 2]
1. Le père et la maternité [cit. 3]
2. Devenir père, un traumatisme ordinaire [cit. 4]
3. Karim, la préoccupation paternelle primaire [cit. 5]
4. Mehdi, le complexe de la dépaternité
Sylvie : l'envie masculine ?
Partie II – Paternités quotidiennes
5. Le père dans la tête de la mère [cit. 6]
6. Nestor, la crise de la quarantaine
7. L'autre père, pour le meilleur ou pour le pire
8. Le beau-père, anti-père ou quasi-père ?
Sylvie : le père est-il une mère comme les autres ?
Partie III – Paternités ambivalentes
9. Dan, un héritage encombrant
10. Adrien, l'ombre du père séducteur [cit. 7]
11. Gérald, la paternité narcissique
12. Steve, face au père absent
Sylvie : les bienfaits de la haine
Partie IV – Paternités mélancoliques
13. Anthony, donner pour ne pas se quitter
14. Serge, la douleur de l'infertilité
15. Daoud, la mort de l'enfant
Sylvie : la souffrance masculine, une hallucination négative [cit. 8]
Partie V – Paternités émergentes
16. Lamia, Jeanne et... Cornélius [cit. 9]
17. Léa, Noa, Nourdine et Moira : la constellation des transparentalités
18. Jérôme et la GPA : la transgression et l'impossible
Sylvie : la position de l'analyste
Conclusion [cit. 10]
Cit. :
1. « Au terme d'une analyse critique des discours psychanalytiques, Michel Tort dégage l'un des principaux paradoxes de la théorisation psychanalytique sur le père : plus le père est central du point de vue symbolique, plus il est jugé secondaire dans la réalité de l'enfant. C'est comme si l'importance du père était inversement proportionnelle au temps qu'il passait à exercer sa paternité avec l'enfant. Absent des soins, des échanges et des liens, le "père" est supposé incarner une "instance psychique". Son "nom", sa "métaphore" ou sa "fonction" sont considérés comme bien plus cruciaux que la tendresse de son regard, la rugosité de sa main ou l'odeur de son corps. […]
Au lieu de s'intéresser au père réel, remarque Tort, la psychanalyse a mis le père dans un lit de Procuste en coupant tout ce qui ne cadrait pas avec sa théorie. Elle l'a oublié. Elle lui a tourné le dos. Elle l'a désinvesti. En se livrant à une idéalisation de la fonction du père, les fils de Freud ont abandonné le père réel en le remplaçant par un dogme religieux immuable, un fétiche qui leur permettrait d'affirmer : "Un père c'est ça", ou "Un père, ce n'est pas ça". » (pp. 19-20)
2. « "Quand avez-vous eu le sentiment de devenir père ?" Les uns répondent : "Au moment de l'échographie", les autres : "À l'accouchement". Certains, enfin, ne disent rien. Ils ont beau "être pères", ils n'ont pas le sentiment d'avoir conquis cette identité. Elle reste incertaine, pénible, conflictuelle. Que se passe-t-il dans la tête d'un homme qui devient père ? Quelles crises le traversent ? Pourquoi se sent-on si confiant et si anxieux, si fort et si faible lorsqu'on devient père ? Devenir père, ce n'est pas tant endosser le poids de nouvelles responsabilités que changer de posture vis-à-vis de soi, de son couple, de ses parents. C'est une expérience subjective qui va bien au-delà des transformations apparentes. » (p. 43)
3. « L'étude de Gérôme Truc explique pourquoi les hommes peinent à trouver leur place dans cette institution [la maternité]. Elle repère une série de comportements typiques chez les hommes en réaction à cet environnement hostile : les pères craintifs (présents mais inactifs), les pères actifs (minoritaires, présents et impliqués, malgré leurs maladresses), les pères déviants (peu présents mais actifs quand ils sont là) et enfin les pères absents. Cette recherche […] corrobore les témoignages des pères : la paternité n'est pas suffisamment enseignée par les équipes de soin. Pourquoi ? D'abord parce que la parentalité dans son ensemble n'est pas considérée comme une compétence à acquérir. La matrifocalité des maternités s'organise autour de la croyance en un archétype genré selon lequel les mères "sauraient" d'emblée s'occuper d'un enfant en vertu d'un instinct ou d'une compétence innée, en puissance, que les soignantes n'auraient qu'à réveiller. A contrario, les pères sont perçus comme étant totalement dépourvus d'une telle disposition et ne méritant pas qu'on y consacre de l'énergie. » (p. 62)
4. « Devenir père implique une forme de réinscription du fils dans sa filiation paternelle. Le capitaine Haddock, célèbre ami de Tintin, donne un très bon exemple de ce processus intérieur. Au fil des épisodes, le colérique Haddock se calme et gagne en maturité à mesure qu'il renoue avec son histoire filiale paternelle. Dans _Le Trésor de Rackham le Rouge_, on comprend que Haddock est l'héritier d'une lignée bâtarde issue de Louis XIV. Ce secret de filiation est à l'origine de ses symptômes, de son alcoolisme et de son tempérament agressif. Plus Haddock se rapproche de ses origines paternelles en découvrant le secret de la licorne puis en achetant le célèbre château de Moulinsart ayant appartenu à son ancêtre, plus sa souffrance s'atténue et plus il devient sympathique. "L'oiseau ne chante jamais mieux que sur son arbre généalogique", disait Cocteau. » (pp. 72-73)
5. « Avant d'être séparateur, le père est donc d'abord, aux côtés de la mère, le premier miroir de l'enfant, celui qui le "réfléchit" et l'envisage, en parvenant à se mettre à sa place pour traduire des éprouvés sensoriels bruts en besoins physiologiques et psychiques secondarisés.
Tout père s'identifie ensuite – c'est le second mouvement – au bébé qu'il a été lui-même, et non plus au bébé réel qu'il a devant lui. C'est cette projection après coup qui peut faire dire à un père devant son fils : "Mais c'est moi !" ou : "J'étais exactement comme ça". Dans la rencontre avec l'enfant, une sensation enfouie, liée à une période révolue, resurgit pour le parent : il se souvient de ce qu'il était. Cette seconde identification intervient en complément de la première mais s'en différencie nettement puisque dans ce second cas, il se produit des sortes de retrouvailles de soi avec soi-même. En devenant père, je suis replongé dans la position du fils que j'étais. Je renoue avec ma propre enfance, avec les souvenirs agréables ou pénibles que j'en garde. » (p. 86)
6. « Devenir père a donc un effet indirect sur la psyché de la mère : l'image mentale de l'homme se transforme pour elle, ce qui modifie en retour la façon dont le père se perçoit en tant qu'homme. C'est comme si une nouvelle "boucle" interactive se créait entre les deux parents à ce moment-là de leur vie. Le même phénomène est à l’œuvre chez les pères, en miroir. Pour eux aussi, le fait de transformer une femme en mère réactive une angoisse incestuelle. Il est courant de rencontrer de jeunes pères fuyant la conjugalité parentale pour des liaisons passagères faute de pouvoir supporter névrotiquement de coucher avec une "mère". L'ensemble de ces observations révèle que les parents eux-mêmes régressent donc à un stade œdipien lorsqu'ils deviennent parents. Ils traversent une nouvelle fois le conflit infantile qu'ils ont vécu enfant, en le déplaçant sur leur conjoint ou sur leur conjointe. Le travail de tout jeune parent consiste donc à se détacher de l'image de son propre parent pour ne pas le confondre psychiquement avec son conjoint. » (p. 118)
7. « […] il est nécessaire d'ouvrir une troisième voie que Freud n'avait pas envisagée. Adrien n'est en effet ni un père coupable – la première théorie de Freud – ni un père innocent – la seconde théorie de Freud. Il navigue dans une "zone grise" où se développe une relation "incestuelle" avec sa fille. À l'opposé de l'inceste ou de l'incestueux, la notion d'"incestuel" inventée par Paul-Claude Racamier cherche à décrire une ambiance familiale d'étroite proximité entre les membres : "L'incestuel, écrit l'auteur, c'est un climat, un climat où souffle le vent de l'inceste sans qu'il y ait inceste." Selon le psychanalyste, il s'agit d'un "registre" de la vie psychique et relationnelle qui "déborde et qui dépasse la question de la mise en acte de l'inceste". L'auteur explique bien que l'incestuel échappe aux conceptualisations freudiennes sur le père puisqu'il ne relève ni du fait physique sexuel – qui constitue l'inceste proprement dit – ni du fantasme de l'enfant, fruit de l'imagination infantile. Surtout, précise-t-il, la difficulté pour repérer l'incestuel tient au fait qu'il est souvent banalisé. […]
L'argent est souvent un symptôme familial qui illustre l'ambiguïté des relations incestuelles.
[…]
L'excès de générosité d'un père n'est pas toujours altruiste et dénué d'arrières-pensées : maintenir son enfant dans la dépendance, le séduire, le dominer, le garder auprès de soi. » (pp. 190-192)
8. « Comment comprendre psychiquement cette difficulté à reconnaître la souffrance masculine ? Freud avait forgé le concept d'hallucination négative pour décrire ce que l'appareil psychique cherche à tout prix à nier. Au contraire de l'hallucination classique qui consiste à voir ce qui n'est pas là, l'hallucination négative conduit à effacer ce qui existe, à ne pas voir ce qui crève les yeux. Une étude clinique a montré que le public pouvait identifier sur des images le portrait d'une femme déprimée avec un taux de succès de 97% contre 76% pour les hommes, attestant une ignorance, un manque d'intérêt ou une incapacité psychique du grand public à identifier les marqueurs de la souffrance masculine. Comme si un homme triste, ça n'existait pas...
Sylvie m'étonne. La voici devenue militante de la cause des hommes ! "La souffrance des pères constitue un point aveugle dans notre approche du soin. Nous avons collectivement tendance à minimiser les inégalités et les difficultés auxquelles les hommes sont confrontés, sous prétexte qu'ils appartiennent à un groupe collectivement dominant."
"Cessons de voir les hommes comme des êtres forts et excitables. Je plaide pour une forme de tendresse envers la fragilité des hommes", conclut-elle.
D'accord. » (pp. 282-283)
9. « Cependant, la levée de l'anonymat [du donneur de gamètes dans le cadre des CECOS, depuis la loi de 2018] a permis d'atténuer cet imbroglio fantasmatique en donnant clairement une place au donneur au sein des familles. En désignant le donneur à partir de sa personne et non plus de sa fonction, le nouveau régime de transparence a libéré la parole des parents, elle les a incités à révéler à leurs enfants qu'ils sont issus d'un don et, par conséquent, elle a intégré le donneur à la scène de l'engendrement en clarifiant son rôle à côté de celui du père. Si les couples de femmes continuent d'imaginer le donneur en fonction de leurs histoires personnelles, si elles continuent à fantasmer cet homme qui leur a permis d'être mères, son statut est beaucoup plus clair aujourd'hui qu'il ne l'était dans le régime antérieur, celui du non-dit et du secret.
Pour les femmes seules, la transparence du donneur a une incidence tout à fait particulière dont je voudrais dire un mot. Louise, une femme de trente-deux ans, […] considère d'emblée qu'il s'agira d'une "père", ce que ni Lamia ni Jeanne n'ont jamais dit. En même temps, Louise comprend bien qu'il n'aura ni les droits ni les devoirs d'un père. "Il n'exercera pas sa paternité, mais à mes yeux, oui, c'est un père, biologique seulement mais un père quand même, non ?" Son cas n'est pas rare. Nombreuses sont celles qui espèrent secrètement trouver chez le donneur une présence masculine et paternelle à venir pour l'enfant, même si elles savent pertinemment que le donneur ne s'est engagé qu'à donner une cellule, et rien d'autre. "C'est un fantôme, un ange, une présence", me dira l'une de ces femmes, comme si son ombre restait au-dessus du berceau de l'enfant. » (pp. 301-302)
10. Ex conclusion, et excipit : « Loin d'être théorique et éthérée, loin de relever de la pensée ou du mythe, la paternité est une activité de chair. Un métier physique. Un travail du corps. Voilà ce qui a été le plus brutalement refoulé de nos conceptualisations sur le père : avant d'être une métaphore ou une fonction, le père est matière […]. "[…] Quand il était à l'hôpital, je prenais sa main pour me caresser le visage avec. Comment vous dire ? Mon père, c'est une main, une immense main dans laquelle je voudrais toujours blottir la mienne." […]
[…]
"L'enfant est le père de l'homme", écrivait James Woodsworth. Le grand marqueur de notre génération est sans doute celui-ci : tout père se sent aujourd'hui regardé. Nous devrons rendre des comptes. Alors qu'hier le père était le surmoi de l'enfant qui lui criait "Obéis-moi", l'enfant est devenu aujourd'hui le surmoi du père. Mais ce nouveau surmoi est infiniment plus tendre. Il peut soigner sans agresser, réparer sans rabaisser, préserver sans détruire, et offrir au père la chance d'entreprendre un immense voyage : celui de pouvoir revivre, cette fois à travers les yeux de l'adulte, l'aventure de sa propre enfance. » (pp. 340-341)
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