Lecture professionnelle destinée à des élèves de Première.
L'autrice, polygraphe ayant vécu et écrit avec Émilie du Châtelet et Voltaire, épouse le point de vue, dans tous les sens du terme, d'une Péruvienne, Vierge du Soleil qui n'a jamais rien vu du monde extérieur, et qui est destinée un Inca (roi), Aza, dont elle est profondément éprise et qui est enlevée par des Espagnols puis subtilisée par un officier français, Déterville.
Dans ce roman épistolaire, elle s'adresse d'abord à Aza, avec des chipos (des tissus tressés servant d'écriture) puis un jour par les moyens de l'écriture occidentale, en espérant pouvoir un jour lui faire parvenir ses réflexions sur son manque amoureux, son étonnement devant les coutumes françaises et son quotidien. A mesure qu'elle progresse en communication, Déterville qui comptait l'épouser comprend avec désespoir qu'elle espère toujours s'unir à son fiancé... Avec abnégation, il va travailler à leur rapprochement.
Ce sont quarante-et-une lettres intéressantes, celles qui consistent à soupirer après Aza étant les plus lassantes, la muse manquant nettement de conviction et de variantes. On reconnaît l'influence des Lettres persanes (à l'avantage de Montesquieu), des Lettres portugaises. En dehors d'une petite invraisemblance, j'ai aimé la façon dont Graffigny graduait les connaissances du nouveau monde dans lequel elle allait évoluer, les réflexions vives sur la France du XVIIIème siècle.
J'ai un peu moins aimé, mais l'anachronisme de mon attente invalide ma critique, le manque de lucidité de l'autrice qui rend universelles les coutumes et mœurs de la bourgeoisie, voire de l'aristocratie de son temps, et élève à des vertus ou de bons gestes, ce qui ne vient guère que de l'argent des Déterville... Les sciences sociales et Bourdieu n'étaient pas encore passés par là.
La fin m'a surprise, comme beaucoup de ses contemporains, tant elle est en inadéquation avec la trame qu'elle avait filée jusque-là ; je ne doute pas qu'elle ait ménagé son effet. En lisant sa biographie, je me dis que ça n'est pas une proposition utopique purement intellectuelle... Proust a souvent tort.
L'ensemble me fait penser à quel point les Lumières et le Romantisme sont caricaturalement opposés en France, alors qu'on perçoit leur concomitance si nettement chez Rousseau et d'autres auteurs germaniques. Je dirais que c'est assez vrai chez Graffigny, Lorraine, aussi.
Citations :
Enfin, mon cher Aza, dans la plupart d'entre [les Français] les vices sont artificiels comme leurs vertus, et la frivolité de leur caractère ne leur permet d'être qu'imparfaitement ce qu'ils sont. Tels à peu près que certains jouets de leur enfance, imitation informe des êtres pensants, ils ont du poids aux yeux, de la légèreté au tact, la surface coloriée, un intérieur informe, un prix apparent, aucune valeur réelle. Aussi ne sont-ils guère estimés par les autres nations que comme les jolies bagatelles le sont dans la société. Le bon sens sourit à leurs gentillesses et les remet froidement à leur place.
[i]Heureuse la nation qui n'a que la nature pour guide, la vérité pour principe et la vertu pour mobile.
La première loi de leur politesse, ou si tu veux de leur vertu (car jusqu'ici je ne leur en ai guère découvert d'autres), regarde les femmes. L'homme du plus haut rang doit des égards à celle de la plus vile condition, il se couvrirait de honte, et de ce qu'on appelle ridicule, s'il lui faisait quelque insulte personnelle. Et cependant l'homme le moins considérable, le moins estimé, peut tromper, trahir une femme de mérite, noircir sa réputation par des calomnies, sans craindre ni blâme ni punition.
Si je parle [aux femmes françaises] de sentiments, elles se défendent d'en avoir, parce qu'elles ne connaissent que celui de l'amour. Elles n'entendent par le mot bonté, que la compassion naturelle que l'on éprouve à la vue d'un être souffrant ; et j'ai même remarqué qu'elles en sont plus affectées pour des animaux que pour des humains ; mais cette bonté tendre, réfléchie, qui fait faire le bien avec noblesse et discernement, qui porte à l'indulgence et à l'humanité, leur est totalement inconnue. Elles croient avoir rempli toute l'étendue des devoirs de la discrétion en ne révélant qu'à quelques amies les secrets frivoles qu'elles ont surpris, ou qu'on leur a confiés. Mais elles n'ont aucune idée de cette discrétion circonspecte, délicate et nécessaire pour ne point être à charge, pour ne blesser personne, et pour maintenir la paix dans la société.
Si j'essaie de leur expliquer ce que j'entends par la modération, sans laquelle les vertus sont presque des vices ; si je parle de l'honnêteté des mœurs, de l'équité à l'égard des inférieurs, si peu pratiquée en France, et de la fermeté à mépriser et à fuir les vicieux de qualité, je remarque à leur embarras qu'elles me soupçonnent de parler la langue péruvienne, et que la seule politesse les engage à feindre de m'entendre.
S'il est donc vrai, mon cher Aza, que le désir dominant de nos cœurs soit celui d'être honoré en général et chéri de quelqu'un en particulier, conçois-tu par quelle inconséquence les Français peuvent espérer qu'une jeune femme accablée de l'indifférence offensante de son mari, ne cherche pas à se soustraire à l'espèce d'anéantissement qu'on lui présente sous toutes sortes de formes ?
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