Cette enquête sociologique de terrain a été menée entre octobre 2015 et janvier 2019 auprès de chauffeurs indépendants travaillant en partie ou entièrement à travers la plateforme Uber, à Paris, à Londres et à Montréal. Elle se concentre sur deux caractéristiques de cette forme post-moderne d'organisation du travail : la dérégulation du secteur du transport des personnes, remplacé par le « capitalisme de plateforme », et la racialisation de la main-d’œuvre trouvant à s'y employer. Elle s'articule en trois parties : la manière dont Uber a conquis le marché, initialement régulé (détenu par les chauffeurs de taxis), parfois en passant par l'illégalité, par un lobbying pugnace et des batailles judiciaires, mais en finissant par se construire une position quasi monopolistique ; le profil des chauffeurs Uber, hommes immigrés ou descendants d'immigrés racisés, dont les parcours et les attentes diffèrent selon les trois métropoles étudiées ; les manières dont lesdites attentes finissent cependant par être rapidement déçues.
D'emblée, il apparaît que les arguments invoqués pour promouvoir la dérégulation auprès de politiques néolibéraux ont été la modernité de l'entreprise numérique ainsi que la lutte contre le chômage chronique de populations vulnérables et discriminées, notamment par l'auto-entrepreneuriat et l'élimination des barrières à l'entrée en activité. Du côté de l'offre d'emploi, Uber a pu bénéficier d'un vivier toujours renouvelé de travailleurs cooptés par leurs communautés d'origine respectives, flexibles et dociles, endossant tous les coûts et les risques de l'exercice du métier. Il a fidélisé les clients par des tarifs très compétitifs, par une marque globalisée, et a attiré les chauffeurs par des promesses de rémunérations initialement très attractives ainsi que par le leurre de l'autonomie par rapport au temps de travail et au management. La dégradation des conditions de travail et de rémunération a ensuite « piégé » ceux qui sont devenus dépendants de la plateforme comme unique source de revenus.
Les profils des chauffeurs comportent à la fois des travailleurs en difficulté d'insertion ou de reconversion (seniors, ou non-qualifiés, ou immigrés en déclassement ou étudiants, ou maîtrisant mal la langue du pays d'accueil), des travailleurs en activité parallèle (éventuellement transnationale) mais en quête d'un complément de revenus (y compris d'anciens chauffeurs de VTC ou livreurs), des travailleurs racisés assignés aux emplois les plus précaires, pénibles, espérant échapper à la pauvreté laborieuse.
Cependant, la dégradation des conditions « contractuelles » imposées par la plateforme au fur et à mesure que l'offre des chauffeurs surpasse la demande des courses implique à la fois le leurre sur l'indépendance du temps de travail, car un niveau de rémunération suffisant requiert une disponibilité horaire exorbitante et hétéronome (en fonction de la rentabilité différenciée des plages horaires, et au détriment de la santé, de la sécurité routière et de la vie de famille) ; et à la fois l'imposture du manque d'encadrement du travail, car en réalité le client, par la note et la plainte, représente un véritable encadrant, supérieur hiérarchique du prestataire de service, au point que sa « satisfaction » se transforme en pouvoir arbitraire dans une relation fortement asymétrique avec le chauffeur. En conclusion, « après l'immigré OS à vie et l'épicier maghrébin, le chauffeur Uber racisé se présente comme une nouvelle figure du système de l'emploi », dont l'exploitation ultime consiste à être impersonnelle mais intériorisée, requérant de la part du travailleur qu'il anticipe et se conforme aux exigences opaques de l'algorithme.
Cit. :
1. « En février 2014, Uber propose un nouveau service de "covoiturage urbain", UberPop, consistant pour des chauffeurs amateurs à faire usage de leur véhicule personnel pour proposer des courses à bas prix à des particuliers. […] Après une longue bataille judiciaire et médiatique (comprenant notamment une pétition diffusée massivement par Uber aux clients), le service UberPop est finalement interdit par le Conseil constitutionnel le 22 septembre 2015.
[…]
L'enquête "Uber files" publiée en juillet 2022 révèle […] que les dirigeants d'Uber rencontrent régulièrement et en secret le ministre [de l’Économie, Emmanuel Macron] et les membres de son cabinet pendant au moins deux années. Elle dévoile le rôle central joué par Emmanuel Macron pour soutenir le déploiement de la plateforme, mais également "le lobbying tous azimuts d'Uber pour se faire accepter en France".
[...]
En mai 2016, la campagne "70.000 entrepreneurs" d'Uber, en partenariat avec Pôle emploi notamment, consiste ainsi à installer des points d'information dans plusieurs communes populaires d'Île-de-France pour "faciliter la création d'une entreprise de VTC ['Voiture de transport avec chauffeur']". Ayant d'abord ciblé les chauffeurs issus de la grande remise [véhicules de luxe], Uber se tourne dorénavant vers les populations en difficulté des quartiers populaires, essentiellement racisées, pour accompagner son déploiement, ce qui lui permet de disposer d'un vivier conséquent de potentiels chauffeurs, tout en améliorant son image en se présentant comme un acteur central de la lutte contre le chômage. […] Leur croissance est facilitée par l'existence du statut d'autoentrepreneur, ce régime simplifié de création d'entreprises créé en 2009 qui présente des avantages administratifs et fiscaux incitant à la création d'entreprise. (pp. 38-40)
2. [Tarik, un chauffeur parisien] : « Et Uber s'installe à coup de primes. Les premiers chauffeurs Uber tournaient à 10.000 euros de chiffre d'affaires par mois, donc à cette époque-là on entendait des mecs qui gagnaient 3.000, 4.000 euros par mois. Ils étaient payés 42 euros de l'heure connectée. Les mecs se posaient dans des cafés, posaient le téléphone et attendaient […] Après ils ont enlevé l'histoire des 42 euros de l'heure, c'est 15 euros de l'heure, plus le prix de la course. […] Ensuite ils ont enlevé l'histoire des 15 euros, et ils ont mis des systèmes de prime : si vous faites plus de 5 courses par jour, vous aurez une prime de 100 euros à la journée. C'est un entonnoir petit à petit. […] Et là-dedans, tout le monde se lançait. » (pp. 80-81)
3. « La condition des chauffeurs Uber se révèle très hétérogène en fonction des contextes institutionnels et normatifs propres aux trois métropoles étudiées [Paris, Londres, Montréal], mais la comparaison permet ainsi de mettre en évidence qu'il s'agit essentiellement d'homme racisés. Il s'agit d'un "travail pour immigré". Si le "recrutement" ciblé de ces populations lors de l'implantation d'Uber n'est pas démontré, l'enquête révèle en revanche qu'au moment de son déploiement, il s'agit d'une politique d'entreprise explicite pour s'assurer d'un vivier de main-d’œuvre disponible et docile.
La surreprésentation des hommes racisés parmi les chauffeurs est d'abord la conséquence des stratégies d'implantation d'Uber. […] [… Elle] s'explique également par le mode de "recrutement" des chauffeurs. Tous les enquêtés sans exception sont entrés dans le métier sur les conseils d'un proche, ce 'recrutement par cooptation' participant de cette concentration ethnoraciale.
[…]
[…] Les faibles barrières à l'entrée […], et la promesse de rémunérations élevées rendent le métier attractif pour ces populations vulnérables cherchant à améliorer leur condition ou à subvenir rapidement à leurs besoins et à ceux de leur famille. On ne peut en effet ignorer le fait que ces travailleurs occupent une position spécifique dans le système d'emploi des trois métropoles. Ils sont en effet davantage exposés au chômage, à la précarité de l'emploi, au risque de déclassement, et se voient souvent assignés aux positions subalternes. » (pp. 97-99)
4. « […] Ils présentent néanmoins des parcours sociaux et migratoires pluriels qui induisent des attentes différentes à l'égard du métier. Certains le voient comme un moyen de trouver un emploi rapidement pour échapper au chômage. C'est ici qu'on trouve les quelques hommes non racisés de notre population [dont notamment les seniors en France]. D'autres comme un moyen d'échapper aux contraintes qu'ils associent au salariat déqualifié, et enfin, certains l'appréhendent comme une opportunité d'échapper à la pauvreté laborieuse. » (pp. 144-145)
5. « S'ils veulent maintenir leur niveau de rémunération [après la réduction des primes, celle du tarif des courses, et l'augmentation de la commission retirée sur ces dernières – 25% désormais], les chauffeurs Uber doivent travailler davantage, mais également privilégier certains horaires et certaines zones. Cet instrument de modification de l'architecture du choix […] s'articule ainsi avec un "instrument de la mise en œuvre des choix rationnels" pour s'assurer de disposer d'un nombre suffisant de chauffeurs selon les variations de la demande. Des majorations des tarifs […] sont définies en temps réel en fonction de l'offre et de la demande sur certaines zones pour inciter les chauffeurs à se connecter ou à s['y] déplacer. […] Travis Kalanick, cofondateur d'Uber, note à propos de la tarification dynamique que "nous ne fixons pas les prix. Le marché fixe les prix", insistant sur la supposée neutralité de l'algorithme et déniant la responsabilité de la plateforme en la matière. » (pp. 195-196)
6. « Les plateformes numériques sont des modèles organisationnels qui invisibilisent la figure managériale, une invisibilité renforcée par le fait que le contrôle y est décentralisé et distribué. Elles renoncent en effet à certaines dimensions du contrôle pour 'enrôler' les clients, qui deviennent des cadres intermédiaires chargés d'évaluer les chauffeurs et la prestation. S'il s'agit d'une pratique de plus en plus courante dans les services, elle constitue le principal outil de contrôle des chauffeurs Uber.
[…] Si les chauffeurs Uber déploient alors des stratégies pour éviter les "conflits serviciels", ils se voient confrontés aux décisions arbitraires de la clientèle, qui peut à tout moment les priver de leur principale source de revenu. (pp. 248-250)
7. « La dégradation des conditions de travail et de rémunération s'accompagne d'un turn-over important des chauffeurs, permettant à la plateforme de disposer en permanence d'un afflux de nouveaux chauffeurs engagés au travail et croyant encore à ses promesses. […] Après quelques mois d'exercice, la déception va néanmoins succéder aux espoirs de réussite, pouvant entraîner trois types de réactions, lesquelles dépendent de leur situation économique et des configurations familiales. Ceux qui disposent de suffisamment de ressources pour envisager une autre carrière et dont l'épouse travaille optent pour l'exit, tandis que les plus précaires, qui dépendent totalement de la plateforme pour subvenir aux besoins de la famille dont ils sont souvent le principal pourvoyeur de revenus, ne voient pas de meilleures alternatives et se voient piégés dans le métier. […]
[Enfin] en dépit des obstacles majeurs auxquels ces travailleurs indépendants se trouvent confrontés pour exprimer leur 'voice', [un troisième groupe est composé de ceux qui] s'organisent portant collectivement pour résister à l'emprise d'Uber et réclamer à l’État une régulation de la profession. […] Cependant, le rapport de force entre les chauffeurs mobilisés et la plateforme est profondément déséquilibré. Grâce à sa "stratégie du chaos" visant à évincer la concurrence et à l'intense lobbying qu'elle a mis en œuvre, cette dernière a en effet acquis une position quasi monopolistique dans le secteur et entretient et active de précieux soutiens politiques appuyant son action en faveur de l'emploi des populations racisées. L' "ubérisation" correspond en effet à une idéologie néolibérale valorisant la prise de risque et la réussite individuelle associées à la création d'entreprise. Elle s'inscrit dans "un mouvement général de mise à l'emploi, qui s'intéresse aux dimensions quantitatives de l'emploi (le taux d'emploi) et en oublie les dimensions qualitatives (émancipation, épanouissement, santé, bonheur, etc.)". » (pp. 290-292)
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