[Désobéir pour la terre | Dominique Bourg, Clémence Demay, Brian Favre (dir.)]
« D'Antigone au général de Gaulle, de Gandhi aux paysans du Larzac et à José Bové en passant par le combat du général de Bollardière et de bien d'autres contre la torture en Algérie ou celui de Gisèle Halimi pour "la cause des femmes", et aujourd'hui les "faucheurs volontaires", les "antipubs" ou encore le réseau Éducation sans frontières, la désobéissance civile n'en finit pas de déclencher passions et controverses. […] On sait depuis Nuremberg que la désobéissance peut être une vertu lorsqu'il s'agit de résister à un ordre injuste » (Me François Roux, p. 57). Condamnés à leur heure, de tels actes ont été réhabilités par l'Histoire et glorifiés par la postérité.
Entre le démantèlement de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes et la répression de la manifestation anti-bassines à Sainte-Soline (juillet 2024), les forces de l'ordre françaises répriment violemment certains actes de militantisme écologique. Pourtant d'autres actions non-violentes mais tout aussi illicites qui peuvent être qualifiées d'actes de désobéissance civile écologiste ont reçu un traitement judiciaire clément, au moins en juridiction de première instance. Un tel jugement provoque le débat et autorise à se demander si une certaine jurisprudence n'est pas en train de surgir qui dépénaliserait ces actes, voire leur assurerait une couverture médiatique favorable sous certaines conditions.
Dans cet ouvrage collectif, des juristes, universitaires et avocats majoritairement suisses, se penchent depuis leur perspective spécifique sur plusieurs actions de désobéissance civile écologiste, sur leurs fondements juridiques, les plaidoiries, les conclusions relatives qui ont abouti à l'acquittement des militants prévenus, enfin sur la doctrine juridique qui, en rapport avec la philosophie politique et la philosophie du droit, permet d'apporter des réponses à cette question de l'éventuelle émergence d'une « justice climatique » par voie non pas législative mais juridictionnelle. Les procès analysés concernent : les « faucheurs d'Ogm » devant la Cour d'appel de Toulouse, l'occupation de la centrale nucléaire de Cattenom par des militants de Greenpeace (octobre 2017), mais surtout, de façon tout à fait prépondérante, l'action de Lausanne Action Climat à l'encontre du Crédit Suisse (janvier 2020), qui a consisté en une occupation pacifique des locaux de la banque pour y jouer un match de tennis burlesque sous la banderole « Si Roger savait », afin de susciter une réaction médiatique contre le sponsoring de Roger Federer par cette institution financière fortement compromise par ses investissements dans les secteurs des énergies fossiles très carbonées et polluantes.
Les participants à ces actions, dont la qualification en actes de désobéissance civile est définie précisément (cf. cit. 1), ont été acquittés en première instance, et leur défense s'est basée principalement sur l'argument de « l'état de nécessité », une notion de droit pénal issue du droit romain (cf. cit. 4) reprise notamment dans le Code pénal français et suisse, ainsi que sur deux articles de la Convention européenne des droits de l'homme (CEDH) : l'art. 2 (droit à la vie) et surtout l'art. 8 (droit à un environnement sain) (cf. cit. 3). La logique de ces jugements est la suivante : lorsque la législation est inadéquate à protéger la population des périls et des dommages notamment du réchauffement climatique, de telles actions, dont le but est d'alerter les médias et les pouvoirs publics afin qu'une pression de l'opinion produise les modifications législatives opportunes ou mette en œuvre des politiques publiques idoines, ne sont plus pénalement répréhensibles, compte tenu de la disproportion entre le préjudice subi par l'institution visée et l'intérêt général de la collectivité.
Il émerge de ces jugements la question plus générale de savoir d'une part si une telle jurisprudence est effectivement en train de surgir, si elle a une quelconque pérennité ou efficacité dans la stimulation à la production de droit positif, et d'autre part si, dans le domaine d'une éventuelle justice climatique, cette jurisprudence est à même de se substituer au travail législatif qui est essentiellement politique. En d'autres termes si, dans un ordre juridique démocratique fondé sur la séparation des pouvoirs, le juridictionnel peut pallier les manquements du législatif. Dans la plus grande partie de l'exposé, tout porte à croire que la réponse serait plutôt positive (cf. cit. 8), mais la conclusion de l'ouvrage invite à davantage de nuances (cf. cit. 9). Néanmoins, la lecture de témoignages autour de ces cas, des plaidoiries, des réflexions juridiques et philosophiques est plutôt encourageante pour les militants et autres indignés contre l'immobilisme politicien devant l'urgence des problématiques climatiques, d'autant plus qu'il s'agit d'évolutions récentes – hormis le procès à l'encontre des faucheurs volontaires d'Ogm qui date déjà d'il y a bientôt vingt ans. Lecture édifiante donc, pour laquelle il est préférable d'avoir une certaine 'forma mentis' juridique.
Cit. :
1. « Entendons par désobéissance civile le fait de commettre intentionnellement un acte illicite (violation de propriété, pénétration sur un site protégé, etc.) en vue d'attirer l'attention publique sur un danger collectif, danger insuffisamment encadré par la loi. Il s'agit ainsi d'une action politique, concernant la cité, ni individualiste ni intéressée, ayant pour dessein de conduire à une évolution du droit comme de l'action publique. Autrement dit, il s'agit d'enfreindre ponctuellement la loi, non pour le remettre en soi en cause, mais pour la faire évoluer. La désobéissance civile revient à enfreindre la loi, une ou des lois, au nom du droit, des lois futures. Elle place ainsi l'institution judiciaire dans une situation délicate et sollicite tout particulièrement le pouvoir interprétatif du juge, à défaut duquel l'application de la loi pourrait se passer d'une ou d'un juge. » (p. 15)
2. « Le 13 janvier [2020], contre toute attente, le juge Colelough fait preuve de suffisamment de courage et d'indépendance pour acquitter les prévenus dans un jugement formulé en son âme et conscience. Il reconnaît le danger du réchauffement climatique, son imminence et retient que les autres moyens à disposition – manifestations autorisées, dialogue avec la banque, moyens politiques, moyens juridiques – n'ont pas abouti. Il conclut que "l'acte incriminé était donc un moyen nécessaire et proportionné à même d'atteindre le but visé."
Ce jugement fera le tour du monde. Il sera largement commenté en Suisse et ailleurs, ouvrant le débat sur la légitimité de la désobéissance civile. Mais l'affaire ne se termine pas là. Le procureur ayant fait recours, l'aventure juridique s'est poursuivie en appel. Il s'ensuivra un recours au Tribunal fédéral et, le cas échéant, à la Cour européenne des droits de l'homme à Strasbourg. » (pp. 51-52)
3. « 1. Sur l'applicabilité de l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme (CEDH) en matière d'OGM.
[…]
Attendu que la Cour européenne des droits de l'homme fait une interprétation extensive de l'art. 8 CEDH et instaure sur cette base un droit de l'individu à un environnement sain.
Que la Cour européenne affirme ainsi que : "des atteintes graves à l'environnement peuvent affecter le bien-être d'une personne et la priver de la jouissance de son domicile de manière à nuire à sa vie privée et familiale, sans pour autant mettre en grave danger la santé de l'intéressé."
[…]
Attendu que, si l'on souhaite que l'art. 8 CEDH soit garanti, les États doivent anticiper et appliquer le principe de précaution.
[…]
Que les risques à moyen et long terme des OGM sur la santé et l'environnement doivent être pris en compte dans la mesure où à l'heure actuelle il n'existe aucune certitude en la matière.
[...] » (pp. 64-65)
4. « 1. De l'audace des juges : la notion évolutive de l'état de nécessité
L'article 122-7 du Code pénal [français, ainsi que l'art. 17 du CP suisse, le fond étant identique] dispose que "n'est pas pénalement responsable la personne qui, face à un danger actuel ou imminent qui menace elle-même, autrui ou un bien, accomplit un acte nécessaire à la sauvegarde de la personne ou du bien, sauf s'il y a disproportion entre les moyens employés et la gravité de la menace".
L'état de nécessité se comprend comme "la situation d'une personne tenue, pour éviter la réalisation d'un danger, de commettre une infraction".
Ainsi l'état de nécessité confronte-t-il l'agent à une "situation de crise exceptionnelle" : face à deux intérêts en conflit, l'agent n'est pas tant contraint de commettre l'infraction qu'acculé à faire le choix de la commettre. » (p. 85)
5. « Depuis le 11 septembre 2001, divers experts et organisations non gouvernementales, dont Greenpeace, alertent régulièrement les pouvoirs publics sur l'insuffisante sécurité des installations nucléaires en France face aux risques industriels et aux risques d'attentats terroristes.
Le 26 septembre 2001, sur demande de Greenpeace France, le cabinet indépendant WISE Paris rendait public un rapport intitulé "Les installations nucléaires de base exposées au risque de chute d'avion", exposant que les installations nucléaires françaises, construites dans les années 1970 pour la plupart, n'étaient pas conçues pour résister à la chute accidentelle d'un avion de ligne, ni pour faire face à une opération de nature terroriste. Le rapport révélait alors que les actes de guerre n'avaient aucunement été pris en compte dans la construction des installations nucléaires. » (p. 88)
6. [Extrait de la plaidoirie de Me Charles Munoz dans l'affaire Lausanne Action Climat vs Crédit Suisse SA] : « Saviez-vous, Monsieur le Président :
Que, rapporté à la population suisse en 2016, l'engagement des grandes banques contre le climat correspond à 1.470 dollars par personne et que c'est plus que dans tout autre pays européen ?
Que les contributions de Crédit Suisse et d'UBS aux pires combustibles fossiles par rapport au PIB représentent le second total parmi les trente-six principales banques internationales ?
Qu'en 2017, deux ans après l'adoption de l'accord de Paris, 82,6 millions de tonnes d'équivalent CO2 étaient financées par Crédit Suisse, dont 67,2 millions de tonnes d'équivalent CO2 provenaient du financement du charbon, soit seize fois plus qu'en 2016 ?
Qu'en 2017 Crédit Suisse et UBS ont contribué au double des émissions de gaz à effet de serre de toute la population et de toutes les industries de la Suisse conjointement ?
Que, parmi les quarante-sept entreprises analysées par le rapport Greenpeace, onze soutiennent activement le lobbying climato-sceptique et que cela représente 28,7% du financement accordé par Crédit Suisse à des combustibles fossiles extrêmes ?
[…]
Monsieur le Président, les jeunes qui vous font face aujourd'hui nous disent que le point de non-retour est tout proche. Méritent-ils une sanction pour nous avoir alertés ?
[…]
Ces jeunes sont admirables par leur intelligence, leur engagement purement altruiste et leur courage.
Si le juge doit appliquer la loi et rien que la loi, il peut aussi faire preuve de courage et admettre que, dans certaines circonstances, le cadre strict de la loi doit s'effacer devant des impératifs supérieurs, et quel bien mérite-t-il plus d'être protégé que l'humanité tout entière ? » (pp. 117-118)
7. [Ex « État de nécessité – droit pénal climatique » par Christian Huglo ; exposé répondant à trois questions.] « Première question (I) : si le contentieux civil ou administratif se multiplie, peut-il réellement répondre à la question de l'urgence climatique telle qu'elle se présente aujourd'hui et dans les années à venir ?
Deuxième question (II) : peut-on espérer une évolution de la jurisprudence sur la question relative à l'application du principe dit de l'état de nécessité dans le cadre d'actions ou de manifestations militantes qui induisent la violation d'une obligation de droit pénal ?
Troisième question (III) : n'existe-t-il pas sur le plan du droit pénal des obligations qui, au moins en droit français (et pourquoi pas dans d'autres États), devraient obliger les dirigeants à agir pour les contraindre à apprendre à anticiper une catastrophe sous peine de poursuites pénales ? » (p. 227)
8. « Il ne faut pas oublier qu'une très grande partie du droit de l'environnement a été façonnée par des décisions de justice portant sur toutes les questions relatives à l'étude d'impact, à l'évaluation du dommage écologique, à la responsabilité. C'est avant tout une décision des juges et le même phénomène se reproduit pour la question climatique.
Aujourd'hui, le développement de la parole du juge ne s'inscrit pas, compte tenu du caractère global de la question posée du climat, dans un État déterminé ou dans un milieu déterminé à proprement parler, mais sur un plan universel.
L'attention doit être portée vers un phénomène convergent que l'on appelle l'observation du droit comparé : les décisions les plus intéressantes rendues ces dernières années sont des décisions issues du système anglo-saxon qui privilégie une procédure orale plutôt qu'écrite à laquelle s'ajoute surtout une procédure de témoignages plutôt qu'une procédure inquisitoriale. » (p. 230)
9. [Ex « Conclusion : Que 'telle' définition de l'état de nécessité n'est nullement nécessaire » par Alain Papaux ; elle constitue l'excipit de l'essai (et un peu son antithèse)] « La distinction du vrai et du juste porte quelque lumière sur l'examen de la catégorie juridique 'état de nécessité'. Cette "nécessité 'juridique'" n'est pas 'ontologique', elle ne ressortit pas à la 'nature' (des choses). À ce titre, le réchauffement climatique 'ne commande ni ne décrète' la taxe carbone de lui-même, soulageant de la sorte bien des débats parlementaires ; on 'peut' ne pas l'adopter, ne pas se soucier du réchauffement climatique, mais on 'doit' alors l'assumer, fût-ce sous la forme de l'action par omission, inaction de volonté commune et délibérée.
Il n'est dès lors pas 'vrai' que l'urgence climatique 'ne peut pas' être qualifiée d'état de nécessité. Il ne s'agit 'que' d'un 'choix', souvent masqué par une habitude de pensée prise pour une "nature des choses", démarche d'ontologisation analogue à celle du "texte clair" : limpide, il n'appellerait aucune interprétation alors que sa clarté est précisément le résultat de cette interprétation. […]
Une 'ontologisation' du 'choix' juridique qu'un regard superficiel sur le droit ne perçoit plus, mais que l'histoire d'une institution donnée révèle aisément. […]
Le 'choix' n'est donc pas 'dicté' par la science, mais 'documenté' et 'éclairé' par elle. Comme tout choix en démocratie, il dépend de la volonté 'politique', dont les tribunaux ne sont pas les dépositaires premiers, mais pas non plus les perroquets serviles.
Aux citoyens de ne pas prêter trop à la justice ; à la justice de ne pas mésestimer sa fonction "civique" de défense du bien commun... au risque de passer pour avant-gardiste. » (pp. 318-319)
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