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[La France des Belhoumi | Stéphane Beaud]
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apo



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Posté: Dim 26 Mai 2019 18:55
MessageSujet du message: [La France des Belhoumi | Stéphane Beaud]
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Quelle est la valeur heuristique, en sociologie, de l'étude de cas ? Outre la difficulté et l'opportunité très éventuelle et tout aussi hypothétique de la généralisation à partir d'une famille particulière, voire des péripéties biographiques de chacun de ses membres ; quelles précautions méthodologiques peuvent-elles assurer la validité interprétative d'une enquête monographique fondée quasi uniquement sur des entretiens avec les huit membres d'une fratrie, durant cinq ans, explicitement consentie, voire sollicitée par les deux sœurs aînées, dans une relation de forte complicité intellectuelle avec l'enquêteur-sociologue (la plus grande sœur est qualifiée d'« alliée d'enquête ») ? Les conditions de ces relations avec l'enquêteur et entre les frères et sœurs (ainsi que, en moindre mesure, avec leurs parents) semblent déterminer le récit biographique selon les a priori d'un nombre extrêmement réduit d'acteurs impliqués, dans un consensus implicite préalable à l'enquête elle-même, presque un pacte biographique, et avec un degré limité de falsificabilité factuelle ou documentaire. (On en ressent les limites surtout pour les chapitres consacrés aux « garçons »...)

Le résultat révèle donc, davantage que des découvertes sociologiques, surtout les présupposés du consensus et les contenus de la complicité entre l'enquêteur et les « mandants » : il est faux et idéologique de clamer l'échec de l'intégration des descendants de la migration post-coloniale algérienne ; l'ascension sociale leur est possible mais conditionnée par un nombre limité de facteurs de socialisation : la socialisation scolaire (chère à Stéphane Beaud) ayant une importance absolument fondamentale ; ensuite la socialisation familiale, pourvu qu'elle soit solidaire et propice à la redistribution des différents capitaux – scolaire-culturel, de réseau social, informatif sur l'emploi, logistique (prise en charge du quotidien par les « filles », et surtout possibilité de partager un domicile extra-parental), affectif ; en outre la socialisation résidentielle, conçue comme possibilité d'une mixité sociale dans le quartier de domicile et surtout comme opportunité de se soustraire à l'emprise « des cités » ; enfin socialisation par le travail dans sa dialectique contradictoire, pour les jeunes filles, avec le mariage précoce et conforme aux traditions prévalant auprès de la génération précédente. Il existe d'autres points de convergence entre l'enquêteur et les enquêtés : le regard sur la « radicalisation » des plus jeunes générations de banlieues, mais surtout l'importance accordée à la dégradation de la réception des immigrés en France, liée à des facteurs macrosociologiques et conjoncturels tels les politiques économiques et leur impact sur les conditions de travail, la montée du discours politique xénophobe, ainsi que les conséquences sur les musulmans des préoccupations sécuritaires suite aux attentats islamistes à partir de 2015.
Si l'on lit cet ouvrage dans l'optique de prouver de tels résultats, on a fatalement le sentiment très démoralisant de devoir supporter un interminable pavé, plein de répétitions, qui ne fait qu'enfoncer des portes ouvertes...

Mais heureusement, on peut, on doit, on a tout intérêt, à le lire autrement : un espace important est accordé aux extraits des propos des interviewés. De cette manière, implicitement, ce livre est une sollicitation à une reconstruction autobiographique, plutôt que biographique, le rôle du sociologue étant en l'occurrence triple : a) de faire surgir un récit polyphonique à partir de questions évidemment perspicaces et utiles, en détectant spécifiquement les points où cette polyphonie expose de petites incongruences ; b) de fournir, à partir de la littérature sociologique existante, un cadre interprétatif cohérent, qui permet de mettre des mots sur et de donner des raisons au vécu de chacun – et a dû être sans aucun doute d'un grand profit pour les interviewés ; c) de mettre en forme, pour le lecteur, ce matériau biographique disparate jusqu'au seuil du questionnement sur sa généralisation et son exemplarité. De la variété des parcours, de son évolution au cours des cinq années émerge, de telle manière, une richesse de déclinaisons plutôt qu'une cacophonie d'idées contradictoires. De plus, la position même du sociologue devient moins surplombante, dans la mesure où la parole est rendue à « l'objet » d'analyse, et surtout car le premier est obligé de rendre des comptes sur ses propres interventions, d'avouer les erreurs épisodiques de ses approches et propos, et d'expliciter le cadre, même psychologique, de sa participation au récit – y compris par les relectures pour validation de certaines interprétations et peut-être de chapitres entiers proposées aux interlocutrices. Je trouve cette démarche audacieuse très admirable et proportionnellement productive en termes d'originalité des résultats. Surtout, elle offre, à l'instar d'un bon texte littéraire, une certaine latitude à une lecture polysémique, dès lors que le « narrateur » devient un personnage parmi les autres...

Pour en revenir à la mise en forme du matériau biographique, la structure s'organise à la fois selon des critères de « présentation des personnages » que thématiques, de la façon suivante :
« - […]
- Brève présentation de la famille
- Chapitre 1. Histoire d'une émigration-immigration en France
Partie I : Les cinq sœurs : école et émancipation
- Ch. 2. Les deux sœurs aînées : locomotives de la fratrie et soutien de la famille
- Ch. 3. Les trois cadettes : suivre la trace des aînées
- Ch. 4. Stratégies matrimoniales et mobilité géographique
Partie II : Les trois frères sous la protection bienveillante des sœurs aînées
- Ch. 5. Les trois garçons : de l'échec scolaire à l'intégration professionnelle
- Ch. 6. Le fils aîné : de la chute au rétablissement
- Ch. 7. Chauffeur de bus à la RATP : l'apprentissage du travail et du syndicalisme
Epilogue à la deuxième partie. Les parents en filigrane
Partie III : Le rapport au politique et à la religion dans la fratrie
- Ch. 8. Quand les sœurs aînées ancrent la fratrie "à gauche"
- Ch. 9. Quand Nadia passe "à droite" : mobilité sociale ascendante et rapport au politique
- Ch. 10. À l'épreuve des attentats djihadistes de 2015
- Ch. 11. Les usages de l'islam dans la fratrie, un révélateur de la différence de générations
Epilogue
Conclusion
[…] »


Cit. :


« La seule chose avérée est que cette famille algérienne ne doit pas être considérée comme représentative (au sens statistique) de l'ensemble des familles immigrées algériennes de France. Ce qui ne l'empêche pas d'être représentative d'une "intégration" réussie dans la durée qui a été – on l'a vu – progressivement remise en cause, directement ou indirectement, au cours des années de l'enquête (2012-2017). En ce sens, le cas de la famille Belhoumi est bien "exemplaire" en ce qu'il condense un ensemble de processus qui "travaillent" le groupe des enfants d'immigrés algériens (et, par extension, maghrébins). Son histoire "accroche" des moments différents de notre pays, des conjonctures intégrationnistes ou désintégrationnistes, anciennes et plus récentes, des trajectoires genrées fortement différenciées, le tout dans un même ensemble familial. » (p. 317)

« Face à cette situation de non-insertion professionnelle durable ou prometteuse, beaucoup sont tentés par la fuite dans le mariage avec une fille ou un garçon "du bled" et/ou coreligionnaire – mariage qui va se faire toujours de manière assez précipitée, comme dans un sentiment d'urgence. Pour la fraction du groupe des jeunes d'origine maghrébine, reléguée socialement et spatialement, on pourrait dire que désormais exister socialement, c'est exister religieusement ou matrimonialement. Gérard Mauger a bien montré par où passent aujourd'hui les vecteurs de respectabilité dans les classes populaires : le mariage (et ce n'est pas nouveau...), mais aussi la montée d'un certain type d'identité religieuse (avec cette idée qu'on a une "morale", voire une "pureté", qu'on est "en règle") qui peut s'apparenter à une compensation de la relégation sociale et à un mode d'affirmation pour des groupes privés d'autres instances de dignification (travail, sociabilités locales, etc.) » (p. 262)

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le_regent



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Posté: Lun 27 Mai 2019 15:15
MessageSujet du message:
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Bonjour Apo
Trouverai-je le temps de le lire ? Mon engagement associatif me contraint, sans que cette contrainte devienne trop pénible : à mon âge, il est temps que je produise quelque chose à partir de tout ce qui m'a instruit ; alors je renonce à beaucoup de lectures et de conférences.
Ce récent (je suppose) livre de Stéphane Beaud me paraît aussi passionnant que "80% au bac... et après ?" ou "¨Pays de malheur !" Entièrement d'accord avec tes commentaires sur les particularités de sa méthode de travail. "Pays de malheur !" reposait sur la correspondance échangée avec un seul "sujet".
Mais de ce fait, je trouve que ses écrits me font toucher du doigt l'articulation entre phénomènes psychologiques individuels et phénomènes sociaux, toujours ignorée, me semble-t-il, dans les études de cas individuels comme dans les ouvrages purement sociologiques. En fait, je n'ai trouvé ça chez aucun autre auteur.
Bien sûr, Stéphane Beaud n'écrit pas comme l'observateur neutre que beaucoup prétendent être. Mais il assume son engagement social et son empathie personnelle avec ses sujets, et le lecteur est en mesure d'apporter son coefficient d'ajustement personnel s'il le juge nécessaire.
Amitiés
_________________
Le critique est, en général, plus flatté du défaut qu'il relève seul dans un ouvrage que des beautés qu'il y admire avec tout le monde.
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