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[La Communauté | Bacqué Raphaëlle et Chemin Ariane]
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le_regent



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Posté: Jeu 10 Mai 2018 17:37
MessageSujet du message: [La Communauté | Bacqué Raphaëlle et Chemin Ariane]
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La Communauté. – Bacqué Raphaëlle et Chemin Ariane. – Paris : Albin Michel, 2018. – 333 p. – ISBN 978-2-226-31910-4

Il m'arrive rarement d'acheter des livres neufs, dans la mesure où je fréquente très régulièrement les brocantes. Mais en découvrant que cet ouvrage était consacré aux habitants de Trappes, j'ai craqué. Certains de mes proches habitent depuis près de quatre décennies ce quartier des Merisiers souvent évoqué dans La Communauté. Je le précise, cela ne fait pas de moi un expert du quartier, mes séjours n'étant ni fréquents ni prolongés.
Une des auteures, Raphaëlle Bacqué, m'est déjà connue par ses participations comme invitée à des débats télévisés.
Ce livre est un travail de journalistes qui s'appuie sur des dizaines d'entretiens, quelques biographies ou autobiographies de people issus de Trappes (Jamel Debbouze, Nicolas Anelka, La Fouine...), quelques films ou reportages télévisés.
J'imagine combien les années 50 et 60 sont étrangères à bien des personnes pourtant d'âge mûr et d'expérience, mais qui n'étaient pas encore nées. Je me souviens à quel point les années de la Seconde Guerre mondiale me paraissaient lointaines dans mon enfance, alors que j'étais né seulement deux ans après la capitulation allemande. Il n'est donc pas inutile que les deux auteures aient bien caractérisé Trappes en ces années-là.
Trappes était une petite ville ouvrière, dirigée par des élus communistes. « […] La ville comptait moins de 10 000 habitants, mais un millier de militants, trois sections en centre-ville ainsi qu'une vingtaine de cellules […] Par conviction autant que par intérêt politique, les communistes ont construit des H.L.M. à tour de bras pour accueillir une population ouvrière qui votait rouge ou, lorsqu'elle était étrangère, fournissait de nouveaux bataillons à la C.G.T. […] Le couple Lietchi a accueilli à Trappes, avec d'autres militants, une partie des 14 000 habitants du bidonville de Nanterre […] où ils vivaient jusqu'à ce jour de 1973 [...] ».
Cela met en perspective le reste du livre, qui fait revivre l'histoire ultérieure de ces quartiers, dont la particularité est d'être séparés de la ville ancienne par la nationale 10, une histoire conduite presque jusqu'au jour de la publication. Le champ spatial et le champ temporel de l'investigation étant définis, quid du champ thématique ? Les auteures ne l'indiquent pas explicitement. C'est au lecteur de le faire émerger de sa lecture et de prendre la responsabilité de lui donner un nom.
Au fil des dernières décennies, bien d'autres auteurs, dont je n'ai lu que quelques-uns, se sont penchés sur de semblables quartiers, pour décrire, dénoncer ou justifier le phénomène nouveau qui s'y développait. Un terme est entré en usage pour désigner ce phénomène, celui de communautarisme. Je ne raffole pas de ce vocable. Pour utiliser le jargon des linguistes, je lui trouve le défaut d'avoir une forte charge émotive pour une faible charge informative : le mot communautarisme, avant tout, caractérise quelque chose qui n'est pas bien.
On retrouve ici un problème épistémologique dont Bernard Lahire débattait dans son ouvrage "Pour la sociologie". Les phénomènes sociaux, plus que les phénomènes physiques, chimiques, biologiques, suscitent des émotions, positives ou négatives, chez celui qui les étudie, parce qu'il en est partie prenante. Son désir d'en élaborer des représentations pertinentes peut entrer en conflit avec ses engagements citoyens. Bien sûr, on ne peut exiger d'un sociologue la neutralité d'une intelligence artificielle. Mais le moins qu'on soit en droit d'attendre de lui, c'est qu'il se montre assez lucide pour préciser quand il élabore une représentation, quand il exprime ses émotions, quand il fait part de son engagement personnel. C'est ce à quoi je veux m'efforcer, ce qui ne fera pas de moi un sociologue, d'ailleurs.
Autre chose encore, en empruntant cette fois au jargon de la psychologie. J'ai beaucoup lu, et il arrive maintenant qu'à l'occasion d'une lecture supplémentaire, se dégage soudain une gestalt, une forme, à partir de ce qui n'était encore qu'une masse inorganisée d'informations. C'est ce que ma lecture de "La communauté" a produit. Une représentation de ce qui est advenu au cours de cette période d'un demi-siècle s'est constituée ; une représentation épurée des émotions suscitées en moi par les différents moments du processus, épurée aussi des valeurs qui orientent mes engagements citoyens. La voici : la conception des rapports sociaux comme rapports « de classe », partagée par des millions de gens, et tout particulièrement au sein de la fraction de la population qui obtient la plus faible part des produits de l'activité économique et qui est la plus écartée des prises de décisions, disparaît ; à sa place s'est développée une conception des rapports sociaux comme rapports « racialo-ethno-religieux ». Les pratiques sociales concrètes se sont modifiées à l'avenant. Bien sûr, dans un simple compte-rendu de lecture, j'expose succinctement ma vision, je ne démontre rien.
Cela fait, je peux me permettre d'évoquer mes émotions : ce changement ne me réjouit pas. Malgré tout, j'ai bon espoir qu'il ne s'agisse pas du syndrome du vieux con. L'éducation que j'ai reçue a développé mon esprit critique et j'étais très critique à l'égard d'une grande partie de la gauche des années 50-60. Mon reproche le plus sévère allait à ceux qui, de mon point de vue, faisaient de la lutte des classes une religion et de Marx son prophète, ceux qui utilisaient le mot « scientifique » mais avaient à l'esprit tout ce que j'associe au mot « révélation ».
On a peut-être remarqué que je n'ai pas fait allusion aux actes de terrorisme ni aux guerres qui se produisent aujourd'hui. En fait, cet aspect des choses ne me paraît pas distinctif : l'idée de lutte des classes était, elle aussi, profondément associée à celle d'une « lutte finale » armée, association qui n'est pas restée purement doctrinale, loin de là.
Mais enfin, dans les années 50 et 60, l'idée selon laquelle la fraction la plus démunie et la plus impuissante des diverses populations du monde entier a des intérêts communs était encore largement partagée. Qu'on y ait substitué l'idée que les « blancs » doivent expier la traite atlantique et la colonisation est selon moi une régression.
De ce fait, le regard que je porte sur le changement historique en général a lui aussi changé. Dans mon enfance, il me semble que les gens qui associaient le passage du temps avec l'idée de « décadence » n'étaient qu'une minorité. Dans ma génération, le plus grand nombre concevait le passage du temps comme entraînant un « progrès » au sens moderne du terme, c'est-à-dire une amélioration. Au passage, rappelons que le mot progrès n'avait pas autrefois cette connotation positive. Progresser, c'était seulement aller de l'avant et l'on progressait aussi en allant droit au précipice. Je n'ai pas pris la peine de lire "Le suicide français", mais ce titre me donne à penser qu'Eric Zemmour reprend plus ou moins le thème de la décadence.
Pour ma part, je me représente aujourd'hui l'histoire sociale comme chaotique, mêlant des améliorations, dont rien ne garantit qu'elles seront éternelles, avec des régressions dont on peut espérer qu'elles ne seront pas toutes définitives. Rien de bien enthousiasmant, mais peut-être moins de risque de trouver de bonnes excuses pour imposer ses vues à autrui ?

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