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[Féminin | Claire Touzard]
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Posté: Aujourd'hui, à 15:39
MessageSujet du message: [Féminin | Claire Touzard]
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Dans cette autofiction, Claire Touzard qui a été rédactrice chez _Grazia_, dénonce deux phénomènes distincts mais bien enchevêtrés : l'encanaillement de la presse féminine avec l'industrie de la mode, fer de lance du consumérisme, d'une part, et la forme ultime du harcèlement sexuel dans le milieu professionnel, consistant dans la relation d'emprise pseudo-amoureuse entre une salariée précaire qui recherche la valorisation, et son supérieur hiérarchique qui se forge ainsi une position dominante au sein de la direction de l'entreprise (dont le personnel est très majoritairement féminin), d'autre part. La fusion est décrite, abominable et délétère, du capitalisme, capable de s'emparer de et d'instrumentaliser jusque ses critiques, ici à la fois féministes et autrement politiques, avec le patriarcat, capable d'imposer un discours et des pratiques de domination sexiste qui transforment des conditions de travail dégradées à l'extrême et précarisées en « promotion canapé », puis en éviction de la femme révoltée.
La force de ce récit, c'est d'avoir soigneusement évité le manichéisme. La narratrice, Frankie, n'est pas une héroïne sans tache et sans reproche. Elle est plus que consentante à troquer ses idéaux et son militantisme féministe contre la séduction d'une vie faite de voyages en business class, entre suites dans des palaces aux quatre coins du monde, chauffeurs à domicile, cadeaux des marques du luxe et autres avantages. Les avances de son nouveau supérieur s'inscrivent dans la même optique d'ébriété par la séduction de son ego, dans l'illusion persistante qu'elle vit une véritable relation amoureuse et dans l'acceptation éblouie de divers privilèges au sein de l'équipe de rédaction, jusqu'à ce que n'intervienne une prise de conscience – bien tardive en vérité – sur la nature du script patriarcal dans lequel elle s'est retrouvée piégée, avec bien d'autres, script induisant toute la culpabilisation, la colère et finalement l'impuissance afférentes.
La critique de l'industrie de la mode et son infiltration dans la presse féminine, dont le fonctionnement est détaillé de l'intérieur, s'étend opportunément à la critique de la société du spectacle tout entière ; celle de l'abus de pouvoir sexiste dans l'univers de l'entreprise déborde sur les abus inhérents aux rôles de genre à l'heure de #metoo – dont les conséquences de son apparition et son traitement au sein de l'hebdomadaire apparaissent en fin d'ouvrage. L'on comprend de ce roman que le capitalisme et le patriarcat agissent de la même manière, sur le fondement sémiologique de la dialectique entre deux discours contradictoires qui s'opposent : le discours du réel contre celui du pouvoir. Par conséquent, on peut voir le développement de la trame, avec ses allers et retours, d'abord et surtout comme la tentative de la narratrice de se réapproprier une parole – sur elle-même, sur ses valeurs, sur l'histoire de sa déconstruction, sur l'abus dont elle a été victime – qui lui a été soutirée au cours des événements relatés. En cela, ce roman me paraît à la fois très moderne et philosophiquement très solide. L'issue du questionnement de la protagoniste sur l'opportunité de se qualifier en victime ou non, et se positionnant sur un plan collectif plutôt qu'individuel, et donc sur une responsabilité systémique plutôt que subjective, rajoute une assise éthique dans laquelle je vois les mêmes qualités : moderne et solide.



Cit. :


1. « On n'était pas écolo d'un point de vue politique, mais "cool green cet été". Même les termes militants ou philosophiques, glissaient dans le champ de l'achat ou du style.
Le journal ne s'ancrait plus vraiment dans la réalité, mais vivait au rythme du capitalisme – son épicentre, c'était l'économie de marché.
Dans cet univers rien n'était grave, tout était éphémère. Une révolution sociale se réduisait à une image, un concept jetable. Même une cause centrale devenait une esthétique à arborer, puis à recracher.
On appelait les filles à se rebeller, à peu près sur toutes les couvertures :
"Soyez punk !"
"Soyez hippies !"
Mais cette révolution ne passait plus que par l'achat.
On était punk quand on possédait des collants Dior troués à 500 balles.
On était hippie quand on pouvait se louer une yourte à Ibiza.
Au service mode de 'FEMININ', vous pouviez vraiment toucher du doigt l'effondrement total du mur entre la société et le néolibéralisme.
Nos titres claquaient comme des slogans.
Pour ma part, je signais des papiers décalés, distanciés du réel, grâce à un ton "LOL". J'avais mené une longue enquête sur la raison pour laquelle les stars fortunées aimaient s'habiller en SDF. » (pp. 35-36)

2. « L'expérience du luxe paraissait être une nouvelle obsession mondiale, sans que personne ne sache vraiment redéfinir ce que le luxe voulait dire, à part consommer. Les hôtels et restaurants dans lesquels je résidais n'offraient qu'un style standardisé, basé uniquement sur le confort, déconnecté des pays dans lesquels ils étaient implantés. Au mieux, ils recyclaient quelques codes ethnographiques, se réappropriaient des rites locaux, avec parfois des visions aux relents clairement colonialistes.
Ces séjours me laissèrent le même sentiment qu'un repas chez McDo : chaque fois j'étais excitée à la vue du menu, mais j'en revenais mal à l'aise, coupable, je sentais que ma faim grossissait, mais j'étais de plus en plus lourde, endormie. Je n'étais jamais totalement repue.
Grandissait en moi progressivement le sentiment d'être la honte suprême de mon joli métier, d'abîmer ma passion.
Puis on m'appelait pour partir à New York ou Londres, le jour suivant, et voilà que je repartais, galvanisée, avant de retomber en dépression, constamment sur un fil tendu au-dessus du réel, qui pouvait rompre à tout moment.
Le privilège, identifiais-je, était une mauvaise drogue. » (pp. 60-61)

3. « Je voyais là un phénomène qui s'étendait au monde en général : si nous rêvions tous de notre quart d'heure de célébrité sur Instagram, comme l'avait compris Warhol, c'était une obsession, un désir jamais abouti, car personne ne détenait le label final et ne pourrait jamais nous rassurer sur notre valeur, ou notre importance. Ce désir d'être vu, plus, toujours plus, racontait tant de l'abandon terrible que nous devions ressentir. Étions-nous assez vus ? Assez in ? Existions-nous suffisamment ? On pouvait mourir en se posant encore la question. » (p. 79)

4. « J'associais trop rapidement Noé à ma liberté retrouvée. J'avais travaillé pendant des années pour divers médias sur les mêmes thématiques, mais il me ramenait à mon essence, et c'était comme s'il m'avait découverte une seconde fois, comme si je lui devais la chance d'exercer le journalisme d'investigation. Il distillait lui-même cette idée : il jouait au pygmalion, qui me permettait d'éclore dans la presse, de sortir du cachot doré de la mode. J'acceptais ses réflexions, si prétentieuses qu'elles en étaient presque caricaturales. J'y décelais une fierté un peu maladroite.
- C'est notre premier enfant avec Frankie, mais nous en aurons plein d'autres, avait-il plaisanté en public, en évoquant un papier que nous avions signé à quatre mains. L'allusion déplacée m'avait glacé le sang mais j'y voyais une envie trop pressente de sa part d'officialiser notre relation. Cette remarque n'avait échappé à personne et surtout pas à Sam, qui supportait mal de voir que je m'éloignais de son équipe. Pour elle mon attitude était "prétentieuse et égocentrique", avait-elle dit à Joanne, ce qui me blessa profondément. Joanne se montrait plus distante, elle faisait preuve d'une loyauté un peu masochiste à l'égard de Sam. Cette dernière resserrait son emprise sur les anciennes du journal.
Je me démarquais de la mauvaise façon. » (p. 159)

5. « Si je ne pouvais plus partir, je ne pouvais que rester dans de mauvaises conditions. Et c'est ainsi que dans ma déroute, mon amant devint central : ma seule possibilité de travailler, mon seul symbole de stabilité.
Noé, désormais, tenait mon avenir entre ses mains. En tout cas, c'est ce qu'il me laissait penser. Ma vision s'était peu à peu rétrécie, je ne voyais aucune échappatoire.
Je déprimais. » (pp. 205-206)

6. « Je comprenais que le vrai combat pour les femmes résidait dans la réappropriation des mots. […] Je savais désormais qu'il suffisait d'une inattention, d'une virgule en trop, et je pouvais basculer dans une autre version de moi-même, toujours plus insultante, infâme.
Les termes échevelés qui avaient forgé ma liberté devenaient des formules étriquées, peureuses.
Ces mots qui avaient été mes amants.
Devenaient mes ennemis.
[…]
Ils m'échappaient. Sans doute parce qu'ils m'avaient été volés. Qu'ils avaient glissé, tout au long de mon histoire chez 'FEMININ', d'un registre à un autre et que j'avais du mal à les saisir, les faire miens.
Que voulais-je raconter de cette relation avec Noé ?
Au fond, j'aurais souhaité qu'il s'agisse d'un amour tourmenté, parce que la sonorité était plus littéraire, qu'elle me seyait mieux. La notion d'abus me faisait invariablement échouer sur des termes plus cliniques, barbares, que la féministe que j'étais ne connaissait que trop, et qu'elle désirait éviter.
L'abus, c'était laid à conter.
Ce n'était pas que vil dans les faits, c'était une tannée linguistique à surmonter. Voilà ce qui nous tuait, je crois : devoir colporter la bassesse du récit patriarcal. Comme si c'était à nous de devoir composer avec ces scénarios usés dont nous avions malgré nous écopé.
Quand je voyais les réactionnaires s'attaquer aux féministes, à la laideur de leurs discours, j'étais effarée. Nous ne faisions que relayer leurs piètres parades. On nous les avait refilées, ces sales histoires, comme de mauvaises MST, nous laissant le soin de les décortiquer, les analyser, trouver des solutions, tandis que nous en subissions encore le traumatisme. » (pp. 211-213)

7. « Il n'y avait pas eu que 'FEMININ', ou les rumeurs – il avait fini par m'enfermer dans un rôle abject.
Le plus terrible était de ressentir à quel point son mensonge nous replaçait dans des territoires genrés, d'une banalité affligeante. Je me voyais emprisonnée dans un jeu qui abîmait toute l'envergure, la nuance de ma personnalité. Il me ramenait à l'émotion infantile, à la blessure adolescente, à la fragilité féminine dessinée par le patriarcat : tout ce que j'avais fui, combattu, il faisait émerger le pire, et gommait des années de construction au-delà des diktats.
Avais-je participé à ma mue, ma régression ?
Est-ce que les plaies ouvertes du passé avaient été trop mal suturées ? Est-ce que l'on m'avait tellement amochée autrefois que je laissais les autres s'emparer de moi, me désosser avec facilité ?
Je devais être complice dans le processus. » (p. 232)

8. « Dans les années 1980, les artistes et intellectuels contestataires s'étaient carapatés du terrain militant pour cultiver une pseudo-révolte individuelle, et avaient laissé le récit capitaliste gagner. Les grandes industries avaient alors occupé la place vacante. Elles avaient compris que l'être humain avait besoin d'exprimer leur [sa?] rébellion, et lui avaient proposé une palette de produits pour s'y adonner. Et ainsi, la consommation était devenue notre seul champ d'expression. Elle avait supplanté la pensée alternative.
Pendant ce temps-là, les figures politiques utilisaient le mensonge pour dissimuler le fait qu'elles étaient dépassées par le cours de l'Histoire.
Quand la vérité était devenue trop inexplicable, l'humain avait eu recours à la duperie, à l'échappatoire, à l'achat, pour mieux se raccrocher à une vision acceptable des choses. Pour survivre, on s'était éloigné du réel, on avait tronqué la réalité, jusqu'à ce que nous soyons noyés dans le mensonge le plus total. Le bobard rendait le monde plus lisible, les messages plus efficaces – on cherchait des fausses vérités car elles étaient implacables, elles traçaient un espace confortable, elles s'appuyaient sur des peurs, des clichés. C'était excitant, cela nous remplissait, contrairement à la fragilité plaintive de la vérité qui offrait des perspectives trop complexes, trop nuancées, trop abîmées.
Le mensonge claquait.
Et dans ce royaume de chimères, le roi était celui qui savait le mieux en user. » (pp. 272-273)

9. « Il me manquait un composant de taille pour achever ce texte et entamer une véritable guérison.
Je devais choisir un camp.
Savoir si je voulais me définir comme "victime", ou non.
Ce n'était pas tant à la loi ou aux psys de le déterminer : c'était à moi de me réconcilier avec cette appellation.
Après avoir discuté avec mes anciennes collègues, je m'offris une réponse partielle. Car je plaçais enfin ce qui s'était passé dans un tableau plus grand. Une donnée isolée avait peu de poids – elle devenait système quand elle s'inscrivait dans une matrice plus large. Quand elle était une répétition.
[…]
C'est en attachant mon vécu à des dizaines d'autres que j'ai choisi d'affirmer ceci :
J'ai été victime.
Ce n'était pas un caractère intrinsèque à ma personnalité.
Mais dans ce cas, oui, je l'étais.
Être victime, c'était trouver la force de ne pas être coupable.
Ce n'était ni plaintif, ni fragile, ni craintif, ni exagéré.
C'était puissant.
Une façon de prendre le pouvoir. D'interrompre le récit populaire pour injecter ma vision, de faire un gros fuck à toute l'infamie que l'on avait déversée sur moi. De retrouver la vérité des mots qui m'avaient construite. » (pp. 290-292)

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