Ce texte est défini une « fantaisie littéraire » : Atiq Rahimi, auteur d'origine afghane que j'aime beaucoup et lis assidûment, convoque la poétesse (il dit 'la poète') Mehstî, persanophone comme lui, qui vécut dans plusieurs villes du Khorasan sans doute au début du XIIe siècle, contemporaine et ayant probablement croisé Omar Khayyâm. Il ne s'attelle pas à une biographie de la poétesse, aussi romanesque et fondée sur son œuvre soit-elle, contrairement à ce qu'a fait Amin Maalouf de Khayyâm dans _Samarcande_ ; pas non plus à une anthologie ni à une étude, exhaustive ou non, de ses quatrains, dont le nombre attribué varie entre 142 et 315. En revanche, il fait d'elle un « personnage » fantasmé, avec lequel il dialogue en la tutoyant par-delà les siècles. Cette conversation imaginaire traite de sujets divers, de la philologie à la critique politique des régimes théocratiques contemporains, en télescopage fréquent entre l'époque de Mehstî et celle de Rahimi, sur la base d'un nombre somme toute assez limité de quatrains de la poétesse mis en regard avec plusieurs références que les auteurs et poètes persans successifs, dont Farid-o-Din Attar en premier lieu, lui ont fait. Ces citations et références sont parfois utilisées à plusieurs reprises, de manière un peu redondante, dans une répartition thématique des chapitres aux suggestifs titres en diptyque : Être-ne pas être, Ici-ailleurs, Intime-extime, Mah-Meh, Il était-il n'était pas, Vérité-temps, Terre-pater, Lune-soleil, Amour-aimance, Vin-rire-sexe, Corps-âme, Mot-chose, Être-paraître, Poétique-politique.
Le portrait qui ressort de Mehstî est celui d'une autrice de poèmes principalement à caractère érotique, moquant le clergé et portraiturant les classes populaires urbaines, et se représentant elle-même à la première personne, avec un langage très cru, non métaphorisé, sans doute comique, comme protagoniste des scènes grivoises. Le lecteur occidental est naturellement surpris par une telle liberté de parole surtout pour une femme, dans une société musulmane et à une époque où cette liberté est difficilement transposable en milieu chrétien. Il est notoire que les poètes mystiques persans de l'époque, dont Khayyâm justement, se prirent également de remarquables libertés en abordant les thèmes de l'ivresse et des amours homosexuelles ; d'où la comparaison que Rahimi esquisse dans le livre. Mais il reste la différence fondamentale avec Mehstî : c'est une femme qui se représente comme le sujet et non l'objet de désirs multiples et variés. Elle n'écrit pas selon les fantasmes masculins ni afin de les assouvir. Certes, elle jouissait sans doute de la protection du sultan Sandjar (ca. 1085-1157) et devint l'épouse d'un certain Amir Ahmad Pour Khatib, lui-même poète et membre de la cour. Mais il n'est pas étonnant que l'esprit libertaire voire libertin qui émane des écrits choisis et traduits par l'auteur n'ait pas été retenu en premier lieu par sa postérité littéraire persane, et qu'il le soit encore moins aujourd'hui, alors même qu'elle est majestueusement récupérée en tant que « fierté nationale » par le gouvernement de l'Azerbaïdjan – pays pourtant laïque et post-communiste – par le truchement notamment d'un « Centre culturel de Mehstî » situé à Gandja.
Honnêtement, Rahimi met en évidence dans le détail toutes les multiples ambiguïtés graphiques et lexicales, polysémies, difficultés traductologiques et doutes interprétatifs qu'il a rencontrés face à ce corpus. Il ne cache pas non plus ses propres biais d'identification et de séduction vis-à-vis de cette autrice dont l'existence même a été mise en doute (cf. cit. 4). A-t-il parfois péché d'anachronisme ? A-t-il forcé le trait d'un personnage féministe et libertin avant la lettre, face à un lectorat français contemporain trop enclin aux stéréotypes inverses devant les femmes afghanes invisibilisées et iraniennes actuellement élevant leurs voix ou essayant de le faire, au cri de « Zan, Zendegi, Âzâdi » (Femme, Vie, Liberté) ? Ce soupçon m'a gâché la lecture. Il eût été dissipé sans doute par un plus grand échantillon de poèmes, qui auraient assurément révélé une palette plus riche et varié de thèmes, et donc une personnalité plus multiforme de la poétesse.
Cit. :
1. « Puisque je parle de ta vie, je me demande pourquoi il y a si peu d'autobiographies dans notre culture persanophone.
Je n'ai pas compris si c'est par modestie, par peur, ou par pudeur.
Mais ce que j'aime de toi, c'est que tu prends le risque de parler de toi-même sans masque, nue, débarrassée des beaux habits de la métaphore. Ton 'je' est vraiment toi, Mehstî, et nullement une autre.
Quelle est alors la raison pour laquelle tu n'as jamais écrit toi-même le récit de ta vie ? Aujourd'hui, il n'y aurait aucun doute sur ton existence, sur tes quatrains. À moins que tu n'aimes être que dans la brume, dans la 'meh' ! » (p. 39)
2. « Innombrables sont les poèmes persans dans lesquels les auteurs parlent de 'shâhid-bâzi' (échanson-jeu) pour dire 'batcha-bâzi' (garçon-jeu), faire l'amour avec 'shâhid'. Même chez les poètes mystiques comme Saadi, Hafiz...
Et bien avant eux, le poète de la cour seldjoukide nommé Sanaï (1088-1131), que tu connais apparemment, dit :
"Les <shâhidan> d'aujourd'hui, petits et grands,
ont l’œil de Joseph et le cœur de loup"
Sachant que, dans la pensée mystique de ton époque, rappelons-le, Joseph est le modèle parfait de la beauté. Encore un sacrilège !
Ce mot désigne également 'le témoin', de même racine que 'shahid', 'le martyr'.
J'aurais tant aimé savoir si à ton époque le culte de 'shahid' était aussi important et répandu qu'aujourd'hui chez les djihadistes criant leur rêve de devenir 'martyrs'. Je les aurais invités au comptoir d'un café parisien, ou bien à ta table dans la taverne de Marv, pour discuter avec eux de leur stade anal.
J'entends l'éclat de ton rire.
Plaisanterie à part, il est étrange que ces deux mots aient une même racine, et un même sens. » (pp. 62-63)
3. « Votre rencontre et votre connivence [de Mehstî et Khayyâm] deviennent évidentes lorsque nous mettons vos quatrains en dialogue. Tel que nous l'avons déjà souligné, vous parlez des mêmes thématiques et avec les mêmes figures rhétoriques, de telle sorte que certains historiens de la littérature confondent souvent vos signatures. Comme pour le quatrain suivant :
"Dans notre poitrine, le temps est comme temple du feu
Et ce monde est le vestige de nos vieux
Nous voici à l'instar de le cruche d'eau
Faite de la poussière de nos frères au tombeau."
Khayyâm parle de la même conscience de l'absurdité existentielle à travers l'image de la cruche, faite d'argile, comme nous, les humains :
"Cette cruche fut comme moi, un aimant pleureux
Épris d'une belle, enchaîné par sa mèche de cheveux
Et cette anse que tu vois à son col
Était jadis un bras enlacé au cou d'un être amoureux." » (pp. 84-85)
4. « Aurais-tu pensé qu'un jour, en France, un ex-exilé afghan tomberait des nues devant toi ? qu'il s'éprendrait de tes mots, de ton audace, de ton désir ? Ce n'est ni un hasard ni un destin, me dirais-tu, mais une simple possibilité. De la littérature !
[…]
Je suis bien conscient que tous mes questionnements ne relèvent que de mon esprit à moi, un homme du XXIe siècle. Mais il n'empêche que tu restes une figure féminine dont l'art, l'élan et l'esprit libertaire, même dix siècles plus tard, hantent l'esprit d'aujourd'hui.
Ma lecture de ta poésie peut paraître dépendre d'un 'regard occidentalisé'. Inévitablement. Mais tout au long de ce texte, tous les ouvrages cités, tous les poèmes rapportés mettent en évidence que ni le culte du corps, ni l'érotisme, ni le féminisme, ni l'existentialisme ne sont l'exclusivité de l'Occident. Seul change le point de vue. Et l'époque. » (pp. 125-126)
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