[Les drogues, le cerveau et les états de conscience modifiés | Joël Bockaert]
Joël Bockaert est neuropharmacologue, le préfacier de l'ouvrage, Jean-Pierre Changeux, est l'un des plus illustres neurobiologistes contemporains : cela explique que leur approche vis-à-vis de la conscience et de ses états modifiés est absolument neurobiologique – cellules cérébrales, synapses, neuromédiateurs, transporteurs, récepteurs, et c. ... – et celle concernant les drogues se limite aux mécanismes par lesquels elles altèrent la conscience et à la manière dont de telles altérations peuvent être utilisées à des fins thérapeutiques. Il est donc très marginalement (voire minimalement) question ici des effets indésirables sur la santé mentale des substances psychotropes, ni des addictions ni aucunement des problématiques sociologiques liées à la consommation dite « récréative ». Il n'y a, pour contrebalancer l'effet apologétique des drogues qui pourra assurément dériver de cette lecture, qu'un Avertissement, préliminaire rappelant que « toutes les substances psychédéliques évoquées dans ce livre sont classées comme stupéfiants par la loi » ainsi que le rappel du caractère illicite de l'usage des stupéfiants d'après la législation française en vigueur...
Il est nécessaire de compléter ces prémisses en précisant que les drogues dont il est question ici ne comprennent pas l'ensemble des psychotropes, mais uniquement celles qui modifient les états de conscience, selon la liste suivante :
« Tableau des principales drogues modifiant les états de conscience
Les psychédélique sérotoninenergiques :
- Dérivés de la tryptamine : psilocybine (champignon Psilocybe mexicana), DMT (composant de l'Ayahuasca), Bufoténine (la toxine du crapaud)
- Dérivés de la phényléthylamine : mescaline (du cactus San Pedro), DOM – DOI (amphétamines de synthèse), 2C-B (Erox, hallucinogène possiblement aphrodisiaque)
- Dérivés de l'ergot de seigle : LSD
Les drogues non psychédéliques altérant la conscience :
- Empathogène/entactogènes : MDMA = Ecstasy
- Onirogènes : Ibogaïne (de l'iboga du Gabon, utilisé comme énergisant durant la Première Guerre mondiale)
- Dissociatifs : Kétamine, (aussi PCP et salvinorine A de la sauge Salvia divinorum)
- Délirants : hyoscyamine (plantes solanées etc.), muscimol (champignons amanites ) » (p. 39)
L'exposé s'articule en deux parties : la première, « États modifiés de conscience, avec ou sans drogues », et la seconde : « Soigner avec les drogues modifiant les états de conscience ».
Le premier chapitre rappelle que la modification de la conscience est souvent un « élargissement », tel le « sentiment océanique », élargissement qui a toujours été recherché et obtenu dans les différentes civilisations, pas nécessairement par des substances psychoactives mais très souvent en relation avec le phénomène religieux – chamanisme, transes mystiques, rituels et c. – (les deux pouvant aussi être associés...). Les deux chap. suivants décrivent avec une grande précision les circonstances de la découverte, par les usages auprès de populations étudiées dans des recherches ethnographiques, ou par la synthèse chimique délibérée ou fortuite chez nous, de chacune des drogues réparties selon le tab. ci-dessus. Enfin le chap. 4 présente une excellente mise à jour de l'état de la recherche neuroscientifique actuelle sur la question : « Comment les drogues modifiant les états de conscience manipulent-elles le cerveau ? ». Y sont présentées des découvertes très importantes notamment sur la question de la plasticité cérébrale, sur la manipulation du réseau de « mode par défaut » et sur l'entropie cérébrale, qui semblent très prometteuses pour la clinique : des dépressions chroniques, des addictions, des troubles de stress post-traumatiques, des douleurs chroniques et de l'anxiété notamment due aux pathologies entraînant une mort imminente (en association avec les soins palliatifs, qui sont actuellement d'actualité).
La seconde partie de l'essai nous rappelle très opportunément que la naissance du LSD et la diffusion de la psilocybine ont comporté deux phénomènes concomitants : l'utopie littéraire, artistique et politique d'une société psychédélique, dont les péripéties et dérives sont relativement bien connues – et résumées avec brio et légèreté dans ces pages –, mais aussi des essais thérapeutiques en psychiatrie, très prometteurs au demeurant. Entre les années 1950 et 1970, et jusqu'à la fameuse interdiction de 1970 qui visait la première et dont les seconds ont hélas fait les frais. À partir des années 1990, mais avec une forte accélération depuis 10-15 ans, nous rappelle le chap. 6, on assiste à la « Renaissance de la médecine des états de conscience » ; si celle-ci est encourageante sur le plan scientifique, elle n'est pas portée par l'industrie pharmaceutique pour des raisons principalement économiques (cf. 8) mais peut-être aussi dues à la persistance des préjugés et de motivations idéologiques à l'encontre de ces produits et de leurs usagers. Par conséquent, les derniers horizons de la recherche, indique le chap. 7, « Traiter sans trip », se dirigent vers deux directions : les modifications de la consciences induites de façon non médicamenteuse, notamment par la transe thérapeutique – Corine Sombrun est amplement citée – d'une part, et par des « médicaments psychédéliques sans trip » de l'autre : la question cruciale relative à ces derniers étant posée dans l'excipit : « L'émerveillement au monde que procurent les psychédéliques n'est-il pas indispensable pour sortir de cet enfermement "en soi" caractéristique de la dépression ou de l'addiction ? »...
Cit. :
1. « La question vertigineuse que posent les effets des psychédéliques est de savoir si notre conscience "ordinaire", celle de tous les jours, si j'ose dire, est comme les ombres de la caverne de Platon, une expérience limitée par rapport aux états de conscience auxquels nous pourrions accéder. Ces états de conscience ne sont pas uniquement des créations de substances chimiques exogènes. Certains peuvent être atteints sans drogue. Le sentiment océanique est particulièrement intéressant car il apparaît spontanément en présence d'un environnement particulièrement beau et apaisant. D'autres états de conscience sont obtenus avec des pratiques plus codifiées comme la méditation, la transe ou la prière mystique. "Du buisson-ardent aux plus récentes apparitions de la Vierge, les religions ont souvent retenu ces 'faits de conscience' comme révélations de forces surnaturelles. Les hallucinations ont, en réalité, une solide base biologique", écrit Jean-Pierre Changeux dans _L'Homme neuronal_ (2012).
Que la prise de drogues modifiant les états de conscience, des "ex-stases" dans lesquelles on se sent transporté hors de soi-même (sortie du corps), avec ravissement, visions, émerveillement ait pu, associée à des pratiques telles la transe, donner l'illusion d'un contact avec l'au-delà ne fait pas de doute, vu les pratiques de cette nature qui persistent encore de nos jours. L'ethnobotaniste Robert Gordon Wasson […] et d'autres […] ont proposé l'hypothèse enthéogène de l'origine des religions. Ce seraient les états de conscience engendrés par ces substances qui auraient fourni les bases du "fait religieux", notamment l'ouverture de visions nouvelles de l'espace et du temps. » (pp. 20-21)
2. « La plupart des synesthètes ignorent leurs capacités synesthésiques, car il n'y a pas de ressenti pathologique. Si la confusion entre les cinq sens est banale et assez répandue, la synesthésie impliquant le sixième sens, la proprioception, n'est pas ou peu décrite. Peut-être est-elle importante lors de la prise des drogues qui nous intéressent ? C'est l'hypothèse que je formule.
[…] La transmutation synesthésique de certains sens en sensation proprioceptive est, peut-être, à l'origine de cette impression d'être hors de son corps dans "le Tout", et de l'expérience de sortie du corps (une confusion entre la vision de son corps réel et l'image mentale des mouvements corporels assurée par la proprioception). 5 à 10% de la population générale feraient une expérience de sortie du corps au moins une fois dans leur vie. Y a-t-il un rapport entre la sortie du corps et le vol des sorcières ? C'est possible. Les sorcières sont supposées enfourcher leur balai en scandant l'incantation magique […] Leur sensation de vol serait due aux ingrédients des onguents de vol qu'elles s'administreraient par voie vaginale ou anale. [… Parmi les ingrédients mystérieux de ces onguents] on trouve quelques plantes connues aussi pour induire des effets de 'délire' comme la jusquiame noire, la belladone […], la mandragore, le datura. Elles contiennent de la scopolamine, de l'atropine ou de l'hyoscyamine qui sont classées parmi les délirants. » (pp. 34-35)
3. « Ramón y Cajal, l'immense neurobiologiste espagnol, a déclaré, lors d'une conférence à la Royal Society de Londres en 1894 : "La mémoire, c'est la capacité des neurones à croître et à créer de nouvelles connexions." On sait aujourd'hui que c'est vrai. Le nombre d'épines synaptiques se réduit dans le cortex préfrontal lors de périodes dépressives ou anxieuses. Les chercheurs ont donc testé l'hypothèse que les psychédéliques sérotoninergiques, qui sont connus pour avoir des effets rapides sur la dépression et l'anxiété, augmentent le nombre d'épines synaptiques. Le résutat est sans appel, tous les psychédéliques sérotoninergiques testés, mais aussi les dissociatifs et les délirants, comme la kétamine et la scopolamine, augmentent le nombre d'épines synaptiques et la plasticité cérébrale in vitro sur des neurones en culture, et in vivo chez le rat et l'homme, notamment dans le cortex frontal.
Ces substances jouent un rôle de "psychoplasticiens". Les mécanismes de ces effets sur la plasticité et l'architecture neuronale sont mal connus mais pourraient impliquer des récepteurs intracellulaires. La plasticité induite par les psychédéliques peut durer plus d'un mois. Cela pourrait expliquer les effets thérapeutiques persistants de ces molécules après un seul traitement. Notre équipe a aussi démontré, en utilisant des méthodes électrophysiologiques, que les récepteurs 5-HT2A modifient la plasticité de la transmission synaptique des synapses utilisant le glutamate dans le cortex préfrontal. » (pp. 95-96)
4. « Les laboratoires Sandoz mirent sur le marché le Delysid (LSD-25) […] sous forme de cachets de 25 μg ou d'ampoule (100 μg par ml). La notice de ce 'médicament' indique qu'il peut être utilisé "en psychothérapie analytique pour provoquer la libération de matériel refoulé, et procurer une relaxation mentale, en particulier dans les états anxieux et les névroses obsessionnelles". On peut y lire : "En prenant du Delysid lui-même, le psychiatre est en mesure d'avoir un aperçu du monde des idées et des sensations des malades mentaux. Delysid peut également être utilisé pour induire des psychoses modèles de courte durée, chez des sujets normaux, facilitant ainsi les études sur la pathogenèse des maladies mentales. Chez le sujet normal, des doses de 25 à 75 μg sont généralement suffisantes pour provoquer une psychose hallucinatoire. Dans certaines formes de psychose et dans l'alcoolisme chronique, des doses plus élevées sont nécessaires […]". Le Delysid fut retiré du marché en 1965, lorsque le LSD fut définitivement considéré comme une drogue vendue dans la rue et posant des problèmes importants de santé publique. » (p. 106)
5. « Le succès était au rendez-vous et le LSD devint un traitement de référence de l'alcoolisme en Amérique du Nord. Cependant, deux observations troublaient les psychiatres : les hallucinations sous LSD étaient, contrairement à celles du 'delirium tremens', fort agréables et l'efficacité du traitement était dépendante de l'environnement dans lequel elles se déroulaient. […]
C'est le fameux "set and setting" qui sera défini en tant que tel, plus tard, par Timothy Leary dans son Harvard Psilocybin Project. "Set" est relatif à l'état d'esprit du consommateur et "setting" à l'environnement agréable et apaisant dans lequel il doit se trouver, en compagnie d'un psychothérapeute empathique et attentif. La réussite de la thérapie dépendait de ces conditions. […] La présence de thérapeutes est nécessaire en cas de 'bad trip' (mauvais voyage) caractérisé par des angoisses, des crises phobiques ou de panique, une paranoïa, voire une crise psychotique. Osmond pensait, probablement à juste titre, que les 'bad trips' advenaient si les doses étaient excessives, si l'environnement n'était pas adéquat, si le consommateur ne se sentait pas suffisamment en sécurité, mais également si son état mental passé comportait des événements psychotiques. » (pp. 111-112)
6. « On a vu comment quelques psychiatres des années 1950 et 1960 ont utilisé les psychédéliques, surtout le LSD, pour traiter les addictions, les troubles de l'humeur, dont la dépression. Si les résultats semblaient prometteurs, le milieu médical était réservé. D'une part, les essais cliniques étaient "légers" (peu de patients, pas d'étude en double aveugle), d'autre part les frasques de quelques-uns, comme Timothy Lear, avaient discrédité ces recherches. Si on ajoute la déferlante du LSD, et ses bad trips dans les milieux hippies, on ne s'étonnera pas que la loi de 1970 ait stoppé net cette première vague de médecine psychédélique. On peut cependant noter que si les essais cliniques manquaient de sérieux, ce n'était pas une exception dans les années 1950-1960. […] Le produit était parfois envoyé directement à des cliniciens qui le testaient sans aucune étude de toxicité préalable. C'est comme cela que le Largactil (chlorpromazine), synthétisé en 1951 par les laboratoires Rhône-Poulenc, a été testé par Henri Laborit, en tant qu'adjuvant de l'anesthésie chirurgicale. Ayant observé le bien-être des patients à leur réveil, il proposa aux psychiatres Jean Delay et Pierre Deniker de tester cette molécule sur des malades mentaux, dont les schizophrènes. Le résultat fut spectaculaire et le Largactil devint très vite, dès 1953, le premier antipsychotique largement utilisé en clinique.
[…]
La deuxième vague d'étude des mécanismes d'action des psychédéliques et de leur utilisation en médecine a débuté dès les années 1990. Les études se sont énormément accélérées au cours de ces dix dernières années. Des organisations gouvernementales comme le Medical Research Council (MRC) au Royaume-Uni, les associations comme le MAPS (Multidisciplinary Association for Psychedelic Studies) aux États-Unis, le Heffter Research Institute, fondé en 1993, par David E. Nichols, subventionnent les études afin d'augmenter nos connaissances sur les substances psychédéliques. » (pp. 123-124)
7. « La kétamine est, comme on l'a décrit précédemment, un dissociatif developpé en tant qu'anesthésique. […] Au cours de la dernière décennie, la kétamine, qui bloque les récepteurs du glutamate […] de type NMDA, est devenue un traitement antidépresseur un peu "miraculeux" pour les dépressions résistantes. Ses effets antidépresseurs ont été décrits pour la première fois en 2000 par l'équipe de Robert Berman de l'Université Yale […] la FDA a désigné la kétamine comme innovation de rupture pour le traitement de la dépression en 2019.
[…] C'est sa forme S qui a été approuvé (l'eskétamine) et vendue sous forme de spray nasal, le Spravato. Il est aussi commercialisé en France et utilisé avec "parcimonie" en milieu hospitalier. Son effet antidépresseur débute après deux heures avec un pic d'activité au bout de vingt-quatre heures. Les effets sont prolongés au moins sept jours, et un antidépresseur classique est la plupart du temps associé à la thérapie. Une psychothérapie est aussi proposée. » (pp. 129-130)
8. « Les frais en personnel mobilisé sont très importants. On ne peut penser traiter ainsi [par psychédéliques] les millions de personnes qui souffrent de dépression. De plus, les coûts des essais cliniques sont tels qu'ils ne permettent pas aux laboratoires académiques d'inclure beaucoup de patients. Seuls les grands laboratoires pharmaceutiques auraient les moyens de mener de très grands essais cliniques. Ils ne s'y précipitent pas pour deux raisons. La première est que l'on ne peut pas déposer de brevet sur ces molécules et que le modèle économique n'est donc pas assuré. Il est d'autant moins assuré que ces molécules ne sont pas prises en continu, mais qu'une ou deux doses suffisent. La deuxième est le détournement probable de ces produits à des fins récréatives ou pour des thérapies clandestines. Ces détournements pourraient nuire à leur réputation.
La pression pour légaliser ces thérapies aux États-Unis est cependant très forte. La FDA a désigné la psilocybine comme une "thérapie révolutionnaire" pour traiter le trouble dépressif majeur. Elle s'apprête à autoriser la MDMA pour la prise en charge de l'anxiété post-traumatique. L'administration de Joe Biden prépare une loi bipartisane, qui devrait être approuvée au cours des deux prochaines années, afin d'autoriser les thérapies assistées par la MDMA et la psilocybine. Sans attendre cette loi, les États de l'Oregon et du Colorado ont voté, par référendum, la dépénalisation des psychédéliques. » (pp. 141-142)
9. « S'intéresser aux psychédéliques c'est se situer aux confins des neurosciences, de la médecine, de la psychologie et de la philosophie. C'est essayer de comprendre comment ces molécules manipulent notre cerveau pour "l'ouvrir", le sortir de la rigidité mentale qui le cadenasse, notamment dans les états dépressifs, ou l'addiction. Oserait-on dire pour être "heureux" ? Les cibles de ces molécules du "bonheur" dans notre cerveau sont bien connues. Les récepteurs 5-HT2A pour les psychédéliques sérotoninergiques, les récepteurs NMDA pour la kétamine, les récepteurs muscariniques pour les délirants comme l'atropine, les récepteurs GABAA pour le muscimol. Pour la MDMA, ce sont des transporteurs de la sérotonine ou de la dopamine. Bien qu'il existe un océan d'ignorance entre ces étapes initiales maintenant bien connues et le vécu psychédélique, les neurosciences avancent patiemment pour essayer de le combler.
L'affaiblissement du "réseau du mode par défaut", un ensemble interconnecté de réseaux impliqués dans la perception de soi et la conscience de soi, est certainement une découverte essentielle lorsqu'on sait que ce réseau est hyperactif en cas de dépression et d'addiction. Les patients sont "enfermés" dans l'autoévaluation de leur "moi". Une autre découverte importante est l'accroissement, par tous les psychédéliques, de la connectivité des réseaux via la formation d'épines synaptiques, donc de la connectivité. La démonstration que ces drogues peuvent rouvrir des périodes critiques, dont la fermeture, au cours du développement, réduit la plasticité synaptique et donc l'apprentissage, est aussi l'évidence qu'ils sont capables d'induire un remodelage du cerveau. » (p. 154-155)
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