[L'Arche des Kerguelen : voyage aux îles de la Désolation | Jean-Paul Kauffman]
L’arche des Kerguelen n’existe plus (effondrée entre 1909 et 1914) mais Jean-Paul Kauffmann poursuit un songe :
« Toute mon enfance j’ai rêvé des Kerguelen ». Il embarque sur le Marion-Dufresne depuis l’île de la Réunion et accoste aux îles de la Désolation connues sous le nom de leur découvreur, Kerguelen (Yves-Joseph), district des terres australes et antarctiques françaises (TAAF) avec, en visée, l’arche chimérique. Rudesse et solitude, lenteur et âpreté caractérisent la découverte de l’archipel grand comme un département français. Le voyage de Jean-Paul Kauffmann a des accents baudelairiens :
« L’ennui ne connaît ni la nuance ni la satiété » ; « Existence cloîtrée, sans véritable but : pour moi la vérité à l’état pur ». Les sentiments suscités par les Kerguelen sont puissants et opposés : fascination devant un monde de mousse et de basalte hanté par un vent omniprésent, grondement antédiluvien :
« Sa voix à la puissance des chants de la liturgie orthodoxe » et que rien n’arrête, détourne ou estompe, peur ressentie face à un paysage originel mais aussi exaltation quand le ciel est récuré par le vent et le soleil
« une beauté particulière qui s’insinue dans les cœurs » diront les deux frères Rallier du Baty échoués volontaires pendant deux ans au début du XXe siècle. Une carte en début d’ouvrage situe les îles. Quatre parties oscillant entre quarante et soixante pages structurent le récit : « Sa Majesté parut satisfaite… » ; « L’Ancre de miséricorde » ; « Port-Jeanne-d’Arc » ; « Port-Christmas ». Les 256 pages du journal se dégustent à travers la clarté et la densité de l’écriture, l’émotion en filigrane, l’acuité du regard et une manière littéraire de restituer aux lecteurs des visions compréhensibles et touchantes. La rudesse de l’archipel dégage une mélancolie sans borne. Jean-Paul Kauffmann a souvent recours à la Bible pour étayer ses observations quand le paysage volcanique semble s’enfanter sous ses yeux. Puis la poésie vient naturellement sous la plume de l’auteur pour dire l’inouï, le vent ou l’eau :
« un ressac qui renvoie par ondes le silence » ou encore pour rendre compte d’une situation presque banale, un bain en plein air aux sources thermales :
« La face contre le firmament, je fais la planche, porté par le vide ». On croirait lire un haïku. La sobriété de l’écriture intimement liée à la pudeur de l’écrivain démultiplie la force du
Voyage aux îles de la Désolation. Son enfermement durant trois ans au Liban comme otage n’est jamais évoqué directement mais il se distille par petites touches de manière discrète et percutante :
« Dans le noir, la solitude s’est approchée… Elle est si palpable qu’elle a cessé soudain de m’effrayer ». Sa définition de la solitude va dans ce sens :
« Comment mesurer la solitude ? A la friction que le moindre bruit produit dans l’air, suspension affolée qui se répète et ne transmet rien, puis s’éteint. La solitude est cette épaisseur qui capitonne les sons… Cet emprisonnement de l’onde sonore n’a cependant rien à voir avec le silence... C’est un glissement dans l’absence… ». Ce journal de voyage de haute tenue peut sembler mince de prime abord ; après lecture, il se révèle labyrinthique, tel l’archipel, avec ses rappels historiques, ses renvois sur d’autres journaux (Aubert de La Rüe, Rallier du Baty, Enzenperger…), d’autres écrits (dont certains jamais édités dorment encore dans des malles) à propos des Kerguelen mais aussi et surtout par des réflexions de l’auteur, jamais vaines, toujours stimulantes, sur la place de l’homme dans l’univers, sa vacuité et sa grandeur.
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